« Les scientifiques africains ont un rôle crucial à jouer dans la recherche sur le Covid-19 »

L’accès au futur traitement doit être universel et le fruit d’un travail collectif qui inclue le continent, plaide l’infectiologue kényane Monique Wasunna.

Tribune. Je suis une médecin et chercheuse en maladies infectieuses basée à Nairobi, au Kenya. J’ai consacré plus de trente ans de ma vie à développer un médicament efficace contre le kala-azar, – une maladie mortelle aussi appelée leishmaniose viscérale, et je pense que la lutte contre le Covid-19 en Afrique peut s’inspirer de ces travaux.

Quand je lis dans la presse les récits effroyables de médecins à New York, à Milan, et ailleurs, et leurs difficultés à soigner leurs patients atteints de Covid-19, je vois dans leur impuissance le reflet de la mienne : celle qui vous submerge quand un traitement dont vous avez besoin pour sauver une vie n’existe pas.

Le kala-azar est une maladie parasitaire qui tue chaque année en Afrique de l’Est des dizaines de milliers de patients – en particulier des enfants – faute de médicaments et d’outils de diagnostic. Pendant des années, j’ai voyagé dans les régions les plus reculées du Kenya, auprès des communautés locales, pour m’asseoir aux côtés de leurs chefs, leur expliquer l’importance des essais cliniques, et gagner leur confiance.

Soutien des communautés locales

 

A partir de 2003, des scientifiques, des médecins et des représentants de ministères de la santé du Kenya, du Soudan, d’Ethiopie puis d’Ouganda ont décidé de faire de la recherche sur la leishmaniose viscérale une priorité. Nous avons mené de larges essais cliniques à travers toute la région. Des recherches longues, difficiles, dans des zones marquées par des conflits et une extrême pauvreté.

Mais nous avons tenu. Nos essais ont déjà permis de mettre au point un traitement qui est aujourd’hui recommandé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Nous travaillons à un nouveau médicament oral, très simple à administrer. Mon rêve de chercheuse depuis trente ans est sur le point d’aboutir, en grande partie grâce au soutien des communautés locales qui ont fait bon accueil aux chercheurs africains que nous sommes.

C’est cette approche, faite de confiance et de coopération, qui nous permettra de trouver des solutions adaptées au Covid-19 en Afrique.

Mais cette confiance est aujourd’hui menacée. Les récentes déclarations de chercheurs français qui ont suggéré d’utiliser l’Afrique comme terrain d’essais pour des vaccins ont suscité une immense et légitime indignation sur le continent. Ces propos risquent de saper les années de travail de scientifiques africains.

Le danger est grand, alors que l’Afrique a justement besoin de davantage d’essais cliniques – des essais menés par des chercheurs africains, pour répondre aux besoins des populations africaines. Un traitement efficace pour une population peut en effet ne pas l’être pour une autre, en raison de différences environnementales, génétiques ou culturelles. L’état des infrastructures sur le terrain peut aussi compliquer l’administration de certains médicaments.

Si, pour le moment, l’Afrique résiste mieux que d’autres régions du monde à la pandémie, l’OMS enregistre une croissance exponentielle des contaminations dans certains pays du continent. Le virus frappe à notre porte. Il pourrait complètement submerger des systèmes de santé déjà fragiles, qui manquent de docteurs, de soignants, de matériel. Au Kenya et ailleurs, des initiatives locales innovantes permettent certes de fabriquer des tests et des ventilateurs, d’améliorer les infrastructures. Mais les recherches médicales Covid-19 sur le continent sont encore bien trop rares. Sans elles, les traitements capables de sauver des vies arriveront trop tard.

L’essai Solidarity mené par l’OMS inclut des pays africains, ce qui est un signe encourageant. La Coalition pour la recherche clinique sur le Covid-19, qui réunit gouvernements et instituts de recherche pour faciliter les essais cliniques dans les pays à faibles ressources, est en un autre.

Normes internationales

 

Nos travaux sur le kala-azar ne sont pas le seul exemple démontrant que des pays africains peuvent mener des essais cliniques répondant aux normes internationales les plus exigeantes : en République démocratique du Congo (RDC), des chercheurs congolais et des partenaires de pays voisins ont ainsi mis au point le premier traitement par voie orale contre la maladie du sommeil. Pour cela, ils ont travaillé dans des régions reculées et surmonté des défis logistiques colossaux.

Ma propre expérience au Kenya m’a enfin appris l’obligation morale de fournir aux communautés avec lesquelles nous travaillons les futurs traitements qu’elles nous ont aidés à développer. Cet engagement en faveur d’un accès pour tous aux médicaments est indissociable de notre activité de chercheur.

Or, aujourd’hui, dans la grande course mondiale pour trouver vaccins et traitements contre le Covid-19, ces engagements manquent. Début mai, un « marathon mondial des donateurs » organisé par l’Union européenne a permis de lever 7 milliards d’euros… mais ces donations ne sont pas assorties de garanties assurant que le fruit des recherches médicales menées grâce à l’argent public bénéficiera bien à tous, sans exception.

Sans accès universel aux traitements, personne ne sera à l’abri du Covid-19. Les scientifiques africains ont donc un rôle crucial à jouer. Ils doivent travailler ensemble et décider des directions que prendra la recherche médicale sur le continent. C’est seulement ainsi qu’ils pourront aider les docteurs et les soignants africains, qui ont déjà affronté tant d’épidémies, à vaincre aussi celle qui arrive.

 

Monique Wasunna est une médecin et chercheuse kényane en maladies infectieuses. Elle dirige le bureau africain de l’Initiative médicaments contre les maladies négligées (DNDi).

 

 

 

Source : Le Monde (Le 18 mai 2020)

 

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