A Detroit, les Arabes-Américains soudés derrière les Palestiniens et en colère contre Joe Biden

M Le MagReportageLibanais, Palestiniens, Yéménites, Irakiens, Afghans, Syriens se côtoient dans la plus grande ville du Michigan. Tous font bloc autour de la cause palestinienne. Le journal local, « The Arab American News », soutien des démocrates en 2020, appelle à lâcher Joe Biden, jugé complice d’Israël. Quitte à livrer le pays à Donald Trump.

 

Ce jour-là, le journal est, comme toujours, plié en deux et gratuit à l’entrée des nombreux restaurants orientaux qui bordent les avenues à l’est et à l’ouest de Detroit. The Arab American News. L’attraper, s’asseoir sur des banquettes en Skaï, commander l’ogdat, délicieux ragoût yéménite, ou la soupe aux lentilles quand le froid s’installe, tourner les pages au gré des nouvelles locales et lointaines, sous la lumière trop blanche des néons, tout cela fait partie des saveurs et des habitudes de la principale ville du Michigan et de ses environs.

C’est ici que vit la plus grande communauté arabe et musulmane des Etats-Unis. Là, que, au fil des quarante dernières années écoulées, des invasions et des guerres plus ou moins directement américaines au Proche et au Moyen-Orient, des Libanais, des Palestiniens, des Yéménites, des Irakiens, des Afghans, des Syriens sont venus ranimer la rouille et l’abandon, où sombraient les terres naguère emblématiques de Henry Ford.

En ce début novembre, un mois a passé depuis l’attaque sanglante et la prise d’otages du Hamas en Israël. Les intensifs bombardements israéliens sur Gaza plongent de nombreuses familles palestino-américaines dans l’angoisse, puis, de plus en plus souvent, dans le deuil.

Une arme électorale

 

Des blessés et des morts par dizaine de milliers, là-bas, si bien que, un jour, c’est le frère, la fille ou le cousin qui est touché. Tué par une armée largement équipée et financée par les Etats-Unis. La « une » des Arab American News laisse exploser un mot d’ordre : « Abandon Biden » (« on lâche Biden »). La colère s’est dotée d’une arme électorale, à un an de l’élection présidentielle.

Mais qui lit de droite à gauche et en arabe prend le journal dans l’autre sens et tombe sur une autre « une » : une photo des ruines de Gaza, sous un titre qui dit simplement « Aucun répit. Nétanyahou rejette le cessez-le-feu ». The Arab American News est bicéphale. S’écrit en deux alphabets. Parle à ceux qui votent comme à ceux qui ne votent pas. A ceux qui s’immergent dans la société américaine et à ceux qui restent plus proches de leurs traditions. A ceux qui regardent les chaînes américaines et à ceux qui sont branchés sur les récits des chaînes arabes, Al-Jazira ou Al-Mayadeen.

Ses lecteurs ne comprennent pas forcément l’autre versant du journal. A son mitan, page 14, les deux langues se rejoignent. « C’est le seul endroit où l’arabe et l’anglais se rencontrent. Sinon, ils ne se rencontrent jamais », explique dans un sourire Osama Siblani.

C’est le fondateur de l’hebdomadaire. Il reçoit au premier étage du siège du journal, sur Ford Road, à Dearborn, une commune mitoyenne à l’ouest de Detroit. Une vaste pièce meublée d’une imposante table de bois verni, de deux longs canapés de cuir et de quelques fauteuils. La « newsroom ». L’après-Covid ayant réduit l’équipe à six collaborateurs, qui travaillent de chez eux, c’est avant tout le bureau d’Osama Siblani.

 

Osama Siblani, fondateur de l’hebdomadaire « The Arab American News », au siège du journal, à Dearborn, une banlieue de Detroit (Etat du Michigan), le 3 janvier 2024.

 

Ici s’assoient autour de lui quelques collaborateurs le jeudi soir, jour du bouclage, mais aussi, très régulièrement, les élus du Michigan et d’ailleurs, des démocrates, des républicains, des gens influents. Vinrent même quelques types de la CIA quand les habitants de Dearborn, cent mille habitants, dont la moitié de culture musulmane, furent placés sous surveillance après le 11 septembre 2001. Ici, on vient prendre le pouls de la communauté grandissante des Arabes-Américains, une mosaïque que le mot Palestine soude en un bloc.

Osama Siblani a l’aisance, les cheveux blancs et les rondeurs d’un plénipotentiaire. Dès le 10 octobre, à la tribune d’un meeting local, il lançait un appel au vote sanction : ne pas voter pour le président démocrate sortant en novembre 2024, même pour faire barrage à Trump, comme ils l’ont fait quatre ans plus tôt.

Un Etat pivot

 

Les calculs sont vite faits et la portée du message assurée : la minorité musulmane ne représente peut-être que moins de 1 % de la population des Etats-Unis, mais elle compte environ deux cent mille personnes dans le Michigan et on ne devient pas président sans l’Etat du Michigan, où Biden ne l’a emporté que d’un peu plus de cent quarante-six mille voix en 2020.

Depuis, Osama Siblani, qui a fréquenté les salons de la Maison Blanche au gré des différentes administrations, enfonce le clou : « Biden est stupide. Il est allé en Israël, et il a dit : “On va vous donner tout ce que vous voulez.” Il a dit : “Je suis un sioniste.” Le président des Etats-Unis ! Et son secrétaire dEtat, Antony Blinken, a dit : “Je suis juif”, puis il s’est assis à côté de Nétanyahou dans le cabinet de guerre. »

Il répète tranquillement ce qu’il affirme dans des meetings. « Le Hamas n’est pas une organisation terroriste. Les Israéliens veulent que l’on dise ça pour justifier la suite. Le Hamas, c’est une réponse à l’occupation, à la brutalité et à l’apartheid. Quand vous brutalisez les gens, ils répondent violemment. Est-ce que je partage lidéologie du Hamas ? Non. Je ne suis pas religieux. Mais je sais que, chaque fois que les Israéliens tuent un combattant du Hamas, ils en font émerger de nouveaux qui seront pires encore. »

« Celui que vous appelez terroriste combat pour ma liberté »

 

L’attaque du 7 octobre n’apparaît pas dans l’édition datée du 7 octobre, bouclée la veille. Et, une semaine plus tard, les bombardements sur Gaza avaient pris le dessus. Osama Slibani ne refuse pas le terme de « massacre » pour qualifier les mille deux cents Israéliens tués sauvagement. Mais c’est désormais traumatisme contre traumatisme et les tranchées sont profondes. « Celui que vous appelez terroriste combat pour ma liberté. Et celui que j’appelle terroriste combat pour votre liberté. »

Ses propos paraissent moins prudents que ceux de son journal, où la maquette fait en sorte de distinguer les opinions des informations, où les récits se nourrissent, entre autres, des dépêches des agences de presse Reuters et Associated Press.

Il secoue la tête : « Le journal et moi, cest pareil. Il y a des règles. Si nous utilisons les informations d’Associated Press ou de Reuters, nous les racontons avec nos mots. Nous refusons donc de dire que le Hamas est une organisation terroriste, à moins que nous ne citions quelqu’un. Comme nous ne parlons pas des “forces de défense israéliennes”, mais des “forces d’occupation israéliennes”. Je ne vous dis pas qu’on écrit tout ce qu’on veut, on manque de gens, on répète parfois ce que disent les autres, mais on essaie de délivrer des choses spécifiques pour la communauté. »

Le journal fêtera bientôt ses 40 ans. « Je l’ai lancé en 1984, pour la même raison qui fait que nous nous parlons aujourd’hui : Israël. Après l’invasion du Liban, en 1982, les Israéliens ont détruit ma maison, je l’avais fait construire pour ma mère et toute la famille s’y retrouvait. » Osama Siblani raconte alors l’histoire du petit dernier d’une famille pauvre de onze enfants qui quitte Beyrouth, en 1976, pour étudier aux Etats-Unis.

« Des cow-boys assoiffés de sang »

 

Comme dans un bon vieux rêve américain, il gravit les échelons, devient vice-président d’une compagnie internationale d’import-export, gagne beaucoup d’argent et paye son tribut aux siens en faisant construire au pays, où il ne reviendra pas, une grande maison que les frappes israéliennes pulvérisent, donc, quelques années plus tard. « Ici, j’ai regardé la télévision, lu les journaux, tout le monde justifiait les bombardements israéliens au Liban. Exactement comme ils le font aujourd’hui pour Gaza. Ils justifient. Ils trouvent des excuses. Et je me suis dit alors : plutôt que de faire de l’argent, faisons la différence. Jai décidé que je voulais raconter notre histoire, que personne ne pouvait le faire à notre place. J’ai commencé à penser à un journal et j’ai quitté le monde des affaires. »

Les deux faces des Arab American News lui ressemblent, finalement. Il est plein du rêve de prospérité et de réussite que vend l’Amérique. « J’aime ce pays. Je viens d’une famille pauvre. Je suis venu par un aller simple avec 185 dollars en poche. Personne ne m’attendait. Et puis, finalement, j’ai réussi, rencontré tous les présidents depuis Reagan. Tous les secrétaires d’Etat. Un de mes neveux vient de vendre sa compagnie pour 300 millions de dollars. C’est un beau pays. » Auquel il pardonne tout, sauf sa politique étrangère.

« Les Etats-Unis ont une sale histoire de discrimination et d’esclavage, mais ils l’ont reconnue, ont tenté de la corriger. Ils ont eu une guerre civile sur le sujet et ils ont rétabli les droits civiques. Il y a encore des discriminations, mais il y en a partout dans le monde. Pour moi, les Etats-Unis, dans leurs frontières, ont réconcilié, à un certain degré, leurs populations. En dehors de leurs frontières, en revanche, ils sont affreux, belliqueux, interventionnistes et ils ne représentent pas les valeurs américaines qu’ils rabâchent sans cesse, la démocratie, les droits de l’homme… Ils sont des cow-boys assoiffés de sang. »

Par-delà les fenêtres de son bureau, la nuit tombe doucement sur la petite ville de Dearborn. « Je me rappelle, raconte Osama Siblani, cest un fait marquant dans ma vie, quand Ronald Regan [qui présidait, le 1er octobre 1984, la cérémonie de naturalisation des nouveaux citoyens américains, à Detroit] m’a remis le certificat de citoyenneté américaine. Il a dit : “Maintenant, vous êtes américains, mais nous ne voulons pas que vous perdiez votre culture, vos traditions, nous voulons que vous les partagiez avec les autres Américains et que vous fassiez lAmérique plus riche encore. »

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Source : M Le Mag

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