Rwanda – Avant le génocide, un autoritarisme ordinaire

Afrique XXI – Analyse · Si les observateurs ont tendance à se focaliser sur les crises « extraordinaires » (coups d’État, guerres civiles…), l’étude du fonctionnement « ordinaire » des régimes autoritaires permet de mieux comprendre leurs violentes dérives. Exemple avec le Rwanda des Première et Deuxième Républiques, qui ont précédé le génocide de 1994.

Lorsque l’on pense à l’autoritarisme, on pense souvent à ses expressions extrêmes et ostentatoires, telles que la violence pratiquée par l’État, l’oppression très patente des voix démocratiques comme les activistes ou les médias, et la corruption à grande échelle qui mine une économie nationale. On pense à l’autoritarisme d’un Joseph Staline, d’un Saddam Hussein, d’un Idi Amin Dada. Cette tendance à se concentrer sur les stratégies les plus extrêmes de l’autoritarisme tend aussi à nous amener à nous focaliser sur les moments les plus durs ou les plus instables des régimes autoritaires.

En dehors des crises, on suppose souvent que l’autoritarisme est efficace en matière de contrôle des opposants politiques et des citoyens ordinaires – un contrôle rendu possible en les réprimant et les amenant à l’obéissance. Et ce jusqu’à ce que cet autoritarisme implose de manière spectaculaire, par le biais d’un conflit armé, d’un renversement dramatique par un coup d’État ou de grandes manifestations dans la rue. L’autoritarisme est donc tout ou rien, complet ou failli. Mais que se passe-t-il entre les crises et au-delà des pratiques autoritaires extrêmes ?

Bien qu’ils suscitent moins d’intérêt de la part des médias et des chercheurs, ces moments ordinaires de l’autoritarisme jouent tout autant un rôle dans la consolidation ou dans le délitement autoritaire que les crises sur lesquelles les chercheurs préfèrent se pencher. Les moments plus ordinaires dans l’existence d’un régime et certaines de ses relations considérées comme banales, en dehors de celles qui existent au sein du noyau dur du régime et avec ses principaux opposants, peuvent également miner la stabilité et concourir éventuellement à la fin d’un régime. De l’accumulation de moments et de frictions banals peuvent naître les crises majeures sur lesquelles nous avons tendance à nous concentrer.

 

Étudier l’ordinaire plutôt que l’extraordinaire

 

Le Rwanda en est une bonne illustration, comme je le montre dans mon livre, Trajectories of Authoritarianism in Rwanda. Elusive Control before the Genocide Trajectoires de l’autoritarisme au Rwanda : contrôle inachevé avant le génocide », non traduit en français). On pourrait s’étonner de voir le Rwanda étudié pour ses moments ordinaires. Ce dernier est en effet beaucoup plus largement associé à l’extraordinaire : à la violence extrême du génocide qu’il a connu d’avril à juillet 1994. Toutefois, en amont de ce génocide perpétré contre les Tutsi et de la radicalisation de certaines franges de la scène politique rwandaise qui l’ont précédé, l’autoritarisme pratiqué au Rwanda par ses Première et Deuxième Républiques était, lui, plutôt conventionnel et montre bien comment les crises – même les plus tragiques comme l’instabilité au Rwanda au début des années 1990 – peuvent naître des frictions et des relations considérées comme plus ordinaires.

Ces deux régimes sont aujourd’hui essentiellement étudiés à travers le prisme du génocide. Étant donné que celui-ci est généralement compris comme un crime d’État, la conception qu’on a de ces deux régimes s’articule autour d’autorités qui ont su, au fil des décennies, exercer un contrôle sur les Rwandais. C’est ce contrôle qui aurait permis de transformer la population hutu en meurtrière lors d’un génocide dit « de proximité », exécuté en grande partie par des citoyens ordinaires contre des citoyens ordinaires.

Les Première et Deuxième Républiques rwandaises sont donc généralement décrites comme ayant été dirigées par des régimes autoritaires forts, et donc « en contrôle », s’étant enracinés profondément dans la société rwandaise de manière à la faire lever dans son entreprise génocidaire. En d’autres termes, le Rwanda d’avant le génocide est perçu comme un de ces contextes où le régime tient la société de par sa capacité de surveillance des Rwandais, combiné à la production d’une tendance à l’obéissance chez ceux-ci.

À l’exception, bien entendu, des crises importantes, souvent conçues de manière identitaire en raison du poids qu’a le génocide dans la compréhension de la politique rwandaise.

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Marie-Eve Desrosiers

Professeure agrégée, Marie-Eve Desrosiers est titulaire de la Chaire de recherche en francophonie internationale

Source : Afrique XXI

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