Crise alimentaire et émeutes de la faim : la bombe à retardement de l’inflation en Afrique de l’Ouest

La hausse des prix du carburant et la pénurie d’engrais sont les conséquences de la guerre en Ukraine. Mais les problèmes de chaînes d’approvisionnement avaient déjà été exacerbés par le Covid-19 et le dérèglement climatique.

Le Monde  – Les rebondissements diplomatiques des derniers jours peuvent-ils éviter à l’Afrique le scénario du pire ? L’Union africaine (UA) s’est « félicitée », samedi 23 juillet, de l’accord signé la veille entre la Russie et l’Ukraine pour débloquer les exportations de céréales bloquées depuis le début de la guerre – un « développement bienvenu » pour le continent face au risque accru de famine.

La moindre bouffée d’oxygène est scrutée avec anxiété, alors que les pays africains sont menacés par « la pire crise alimentaire et nutritionnelle depuis dix ans », selon le Programme alimentaire mondial (PAM). L’urgence se ressent particulièrement en Afrique de l’Ouest, où les courbes de l’inflation s’affolent : + 30 % en juin au Ghana, + 22,4 % en Sierra Leone, + 18,6 % au Nigeria, + 15,3 % au Burkina Faso« La situation est en train de devenir incontrôlable », prévient Chris Nikoi, directeur régional du PAM pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale. Ainsi au Sahel, 7,7 millions d’enfants de moins de 5 ans risquent de souffrir de malnutrition sévère.

 

L’Afrique de l’Ouest n’est pourtant pas si dépendante des céréales russes et ukrainiennes. « Quelques pays comme le Bénin, le Cap-Vert, la Gambie, le Sénégal et le Togo importent plus de la moitié de leur blé d’Ukraine et de Russie. Mais cela reste marginal à l’échelle de la sous-région. Les Etats de la Cedeao [Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest] consomment surtout des céréales locales comme le maïs, le sorgho, le mil et les tubercules », explique Alain Sy Traoré, chargé de l’agriculture et du développement rural à la Cedeao.

Mais le conflit russo-ukrainien a provoqué une flambée des prix du carburant, qui s’est répercutée sur ceux des produits alimentaires. Les productions agricoles locales se paient ainsi au prix fort depuis le début de la guerre. Le manioc, base de l’alimentation dans plusieurs pays de la Cedeao, est de 30 à 80 % plus cher, selon les pays, que la moyenne des cinq dernières années. Le prix de la patate douce, tubercule également prisé, a augmenté de 60 à 80 % en juin, l’igname de 30 à 60 %.

Des mesures contre-productives

Ces hausses vertigineuses sont aussi liées aux interdictions d’exportations décrétées par plusieurs pays producteurs, comme le Bénin avec les huiles végétales raffinées ou la Côte d’Ivoire avec le manioc, l’igname, la banane et le riz. Des mesures prises pour enrayer la flambée des prix mais qui, ironie du sort, renforcent la cherté des produits dans les Etats importateurs. Début juillet, la Cédéao a appelé les ministres de l’agriculture de la région à lever ces obstacles au commerce, contraires au principe de libre circulation régissant l’organisation régionale et susceptibles d’accentuer la crise alimentaire.

En 2021, la Russie a fourni plus de 50 % des besoins en potasse de la Côte d’Ivoire, du Sénégal et du Mali

Celle-ci est attisée par de multiples facteurs : la désorganisation des systèmes de production et d’approvisionnement liée à la pandémie de Covid-19 ; le dérèglement climatique, avec ses phénomènes de sécheresses et d’inondations à répétition ; mais aussi l’insécurité qui règne dans les zones de conflit. « Quand plus de 5 millions de personnes au Sahel sont déplacées à cause du terrorisme et du banditisme, cela crée une pression importante pour l’accès à la nourriture dans les zones où elles s’établissent. Et ce sont autant de personnes qui ne peuvent plus cultiver », explique Alain Sy Traoré.

La guerre en Ukraine est venue aggraver cette situation. Pour l’Afrique de l’Ouest, l’une de ses conséquences les plus préoccupantes concerne la pénurie d’engrais. Bien que la zone Cedeao consomme moins de fertilisants que d’autres régions du monde, elle demeure dépendante des importations issues de la mer Noire. En 2021, la Russie a ainsi fourni plus de 50 % des besoins en potasse de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Mali, du Niger et de la Sierra Leone.

Pourtant, quinze pays africains produisent et exportent des fertilisants, dont le Maroc et l’Egypte. En Afrique de l’Ouest, le Nigeria vient d’inaugurer la plus grande usine d’engrais du continent et pourrait satisfaire les besoins des pays de la Cedeao. Mais les lourdeurs administratives et logistiques plombent les échanges intrarégionaux. « Aujourd’hui, il est plus facile pour le Nigeria d’exporter ses cargaisons vers l’Amérique latine que vers le port de Cotonou, au Bénin », déplore Alain Sy Traoré.

Or le déficit d’intrants risque de priver la région de 20 millions de tonnes de céréales en 2022, soit un quart de la production enregistrée en 2021. L’accord conclu vendredi entre Moscou et Kiev pourrait toutefois changer la donne, la Russie ayant obtenu la garantie que les sanctions occidentales ne s’appliqueront pas à ses exportations d’engrais.

Le spectre des émeutes de la faim

En attendant, pour faire face aux pressions qui pèsent sur les chaînes d’approvisionnement, les ministres ouest-africains de l’agriculture planchent sur un plan de commandes groupées et l’assouplissement des règles de circulation dans la sous-région. Une initiative calquée sur le projet, en cours de création, d’une plateforme d’échange commerciale à l’échelle du continent portée par la Commission économique pour l’Afrique (CEA) des Nations unies. L’Africa Trade Exchange (ATEX) doit permettre aux gouvernements africains de « négocier des prix compétitifs partout dans le monde dans l’achat de produits alimentaires et d’engrais », prévoit Wafa Aidi, économiste à la CEA.

Dans l’immédiat, de nombreux Etats de la Cedeao ont déjà pris des mesures afin d’encadrer les prix des aliments essentiels et de l’énergie. La Côte d’Ivoire a ainsi réglementé en mars les tarifs de 21 produits de grande consommation, de la baguette de pain à la viande de bœuf en passant par le sucre et la tomate.

 

Reste un adversaire de taille : la spéculation à laquelle s’adonnent les commerçants à la faveur de l’inflation. « Baisser les droits de douane sur les produits importés, réduire la TVA ou plafonner les prix sont des actes nécessaires pour alléger le fardeau des ménages. Mais cela reste insuffisant tant que des contrôles ne seront pas généralisés dans les marchés et les commerces », estime l’économiste Ibrahima Hathie, directeur du think-tank sénégalais IPAR (Initiative prospective agricole et rurale).

Pour les dirigeants, le risque est de voir la flambée des prix déclencher des troubles sociaux. Le spectre des émeutes de la faim de 2008, qui avaient essaimé dans une trentaine de pays à travers le monde, notamment en Afrique, et le récent effondrement du Sri Lanka suscitent de vives inquiétudes.

« Si d’ici à octobre les Etats ouest-africains ne répondent pas aux besoins nutritionnels des populations, il ne faut pas exclure que des gouvernements tombent », avertit Alain Sy Traoré. Les zones urbaines seront les premières en proie à l’agitation, car « les populations y ont intégré des habitudes alimentaires constituées en partie de produits importés, contrairement au milieu rural, où les paysans pourront toujours consommer ce qu’ils cultivent », poursuit l’expert.

Nouvelle crise de la dette

Pour les pays de la zone CFA, la situation se complique encore du fait de la chute de l’euro, tombé à son niveau le plus bas depuis une vingtaine d’années face au dollar. Une dépréciation qui alimente la hausse des prix au travers des importations payées en billets verts et qui rejaillit sur les pays utilisant le franc CFA, arrimé à l’euro par un taux de change fixe. « Les populations pourraient payer leur énergie et leurs aliments de base encore plus cher », analyse l’économiste Carlos Lopes, professeur à l’Université du Cap, en Afrique du Sud.

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Coumba Kane

 

 

 

 

Source : Le Monde 

 

 

 

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