Je suis influenceuse et je pense que les réseaux sociaux sont nocifs

Je gagne ma vie grâce à un système économique qui repose sur le mensonge et nuit à la santé mentale des jeunes.

Slate  – L’intitulé exact de mon travail est «créatrice de contenus». Je suis payée au post –sur TikTok, Instagram ou YouTube. Les internautes regardent durant quelques secondes ce que j’ai produit, sont peut-être brièvement divertis, puis passent à un autre contenu. On dit de moi que je suis une «influenceuse», ce qui veut dire que je suis payée pour montrer des produits dans mes contenus, afin de donner aux gens l’envie de les acheter. Dans les contrats négociés par mon manager, qui établissent mes tarifs et ce que je dois faire, je suis nommée «le talent». Toutes plateformes confondues, j’ai 1,3 million d’abonnés.

Pour chaque campagne, je reçois un colis contenant le produit et un communiqué par mail. Je suis généralement payée entre 2.000 et 8.000 dollars [entre 1.900 et 7.500 euros, ndlr] pour faire ce que l’on me demande dans le communiqué –j’ai une fois reçu 18.000 dollars pour un seul post sur TikTok, mais c’était exceptionnel, une anomalie choquante. Les montants varient en fonction des plateformes. Les vidéos durent quinze à soixante secondes. On me demande de mentionner certains détails spécifiques sur le produit et on me dit s’il faut ajouter du texte. Toute grossièreté est interdite. Les clients me demandent d’expliquer en profondeur pourquoi j’aime leur produit: il a transformé ma peau, il me donne plus d’énergie que jamais, c’est la chaussure la plus confortable que j’aie jamais portée. Toujours dans l’hyperbole.

Ils me disent d’être naturelle, authentique et de ne pas trop m’éloigner de qui je suis vraiment. Je monte et remonte la vidéo pour qu’il n’y ait pas de pause dans mon discours. J’y mets un zèle et une ardeur qui frisent la maniaquerie. Un sourire est figé sur mon visage durant toute la durée de la vidéo, les pommettes bien saillantes. Les gens adorent ça. Une fille souriante qui s’épanche sur son amour de l’exercice physique, sur internet, non seulement ça plaît, mais c’est surtout très lucratif, comme j’ai pu l’apprendre.

 

Pouvoirs insidieux

 

Un jour, je décide de me montrer vulnérable (ce que l’on qualifiera plutôt de «vraie» sur internet) en faisant une vidéo pour parler de mes problèmes de dépression nerveuse. Je clique sur «poster» et je vois le téléchargement progresser, passant de 17% à 83% en quelques secondes. 100%. Ça y est, c’est en ligne. En moins de cinq minutes, une personne commente qu’elle n’aime pas la vidéo, parce que ça la rend triste. Je l’efface immédiatement. Qu’est-ce qui m’a pris? Ce ne correspond pas à mon image, ce n’est pas ma «marque». Le lendemain, je poste un tuto: la recette de mon smoothie au chou kale préféré. Les gens me demandent le nom de la protéine de petits pois en poudre que j’utilise. D’autres me disent qu’ils m’adorent.

 

Bien entendu, je me suis aussi déjà trouvée de l’autre côté de l’écran –une victime des pouvoirs insidieux de «l’influencing». Je suis en train de scroller sans y penser quand, tout à coup, une couleur vive, un beau visage ou une texture particulière attire mon attention. Je clique sur la photo et suis contente de m’apercevoir que le nom du produit est cité. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, j’ai déjà un panier sur une boutique en ligne et plein d’espoirs pour mon futur moi.

Ce n’est pas un chemisier à 70 dollars que j’achète. C’est une peau sans défaut, un ventre plat, de longues jambes. Je m’achète un type de beauté que je n’aurai jamais. J’ai conscience (et ça me déplaît) que quand je poste des images de mon propre corps sur les réseaux sociaux –pour promouvoir des vêtements, des poudres ou des lotions–, j’alimente sans doute à mon tour cette spirale toxique de comparaisons et de dépréciation de soi pour d’autres femmes.

Le chemisier repéré sur les réseaux finira par représenter mon insatisfaction permanente par rapport à mon corps.

 

Le chemisier arrive la semaine d’après. Les manches sont trop étroites et le tissu gratte. Je ne m’embête pas à le retourner. Aller au bureau de poste pour ça me semble trop chronophage et énergivore. Alors, je jette le vêtement dans un tiroir. Je le réessaierai à l’occasion et l’enlèverai à chaque fois pour choisir un autre haut à la place. Le chemisier finira par représenter mon insatisfaction permanente par rapport à mon corps. Je le donnerai dans quelques années, lorsque j’aurai enfin accepté que je ne perdrai jamais les 3 à 4 kilos qu’il faudrait pour qu’il m’aille.

Il y a quelques mois, j’ai été invitée à participer à un podcast. L’animatrice m’a présentée comme une «étoile montante de TikTok» et un «symbole du body positive, de l’acceptation de soi». Cette dernière remarque était une nouveauté pour moi et, même si je sais qu’elle était dite comme un compliment, elle m’a blessée. Elle m’a dit que mon modèle encourageait les autres femmes à avoir confiance dans leurs corps normaux et sains, et que j’étais la preuve qu’il n’était pas nécessaire d’avoir les côtes apparentes pour se sentir belle. J’ai bien conscience que c’est une bonne chose… mais je crois qu’il y aura toujours une partie de moi qui souhaiterait ressembler aux femmes qui monopolisent mes propres fils Instagram et TikTok: minces, sveltes, lisses, parfaites.

Influence sur les enfantsJ’écoute la radio en voiture quand je vais de Rhode Island à Boston, où je suis des cours dans le but d’obtenir un diplôme en écriture créative. Sur la NPR, la radio publique non commerciale, j’entends des intervenants sérieux et posés comparer les grandes sociétés technologiques au lobby du tabac. Ils disent que les membres du Congrès en discutent dans des salles recouvertes de boiseries. Les adolescents sont en danger. L’Amérique doit protéger ses enfants.

Je mets mon clignotant et passe sur la file de gauche. «Libre arbitre, responsabilité, autonomie, liberté»… Ces idées flottent dans ma tête pendant que les sénateurs affirment que Facebook ravage notre démocratie en permettant aux fake news d’être partagées, de se propager et, finalement, de prendre le pouvoir.

 

Plus récemment, cependant, le sujet de préoccupation a changé, passant de l’influence que ces technologies peuvent avoir sur la politique à celle qu’elles peuvent avoir, de façon plus inquiétante encore, sur les enfants. «Quelles informations sont collectées au sujet des enfants? Que savent les entreprises qui les collectent? Combien en retirent-elles d’argent?», ai-je entendu demander la sénatrice Amy Klobuchar dans une interview.

Elle a ensuite parlé d’un adolescent qui s’était cassé une dent lors d’une chute. Il avait utilisé Snapchat pour acheter des analgésiques, avait pris une gélule et en était mort. Il pensait avoir acheté du Percocet, mais les gélules qu’il avait achetées contenaient du fentanyl. «Aucun parent ne devrait avoir à enterrer son enfant», avait conclu Amy Klobuchar, en demandant à ce que Snapchat soit plus régulé.

Amy Klobuchar n’a pas parlé du problème des opioïdes aux États-Unis ni des défaillances du système de santé américain, qui sont également à l’origine de ce drame. Je ne suis pas une ardente défenseuse de «Big Tech». Je me dis juste que s’il faut critiquer les manipulations des plateformes, il faut au moins le faire sans céder nous-mêmes à la manipulation.

 

Le coût émotionnel d’Instagram

 

Il y a quelque temps, ma mère a découvert sur Facebook que l’un de ses amis d’enfance venait de perdre sa fille. Le père de la jeune femme (l’ami de ma mère) avait remplacé sa photo de profil Facebook par une photo de sa fille, une belle jeune femme bronzée et souriante, morte à 19 ans à peine.

Dans les commentaires sous la photo, les gens disaient qu’ils priaient pour lui et sa famille. Certaines personnes ajoutaient le smiley 😢 à leurs condoléances, ce qui semblait vraiment déplacé mais il s’agissait de boomers peu au fait des codes d’internet et qui ne pensaient pas à mal. Ma mère a appelé son ami pour lui demander ce qu’il s’était passé. Il a répondu que sa fille, Jenna, s’était suicidée (j’ai volontairement changé son nom).

«C’est horrible!», a dit ma mère en fondant en larmes.

«Mais qu’est-ce qui peut pousser une fille de 19 ans à faire ça?», a demandé mon père.

Personne n’a répondu. Personne ne sait.

Plus tard, ce soir-là, dans mon lit, j’ai regardé le compte Instagram de Jenna. C’était un compte public. J’ai vu les dernières photos qu’elle avait postées avant de mourir. Son profil était soigneusement travaillé. Il était clair qu’elle avait œuvré sans relâche pour se fabriquer une image, «une marque» –toutes ses photos avaient été éditées avec le même filtre iridescent, ce qui donnait à son profil une esthétique sinistrement cohérente.

Cela ne m’a pas surprise. La plupart des Gen Z que je connais affichent un style très travaillé sur le web. J’ai zoomé sur son visage –sa peau parfaite, ses lèvres pulpeuses étirées en un sourire radieux qui laissait voir de belles dents blanches et bien droites–, et j’ai essayé de voir dans ses yeux si quelque chose pouvait indiquer qu’elle était malheureuse. Mais je n’ai rien vu d’autre que ce qui m’a semblé être une étudiante joyeuse et pleine de vie.

La lanceuse d’alerte Frances Haugen a témoigné devant une commission du Sénat en présentant des milliers de pages de documents confidentiels qui laissent penser que Facebook est parfaitement conscient que ses plateformes (y compris Instagram) nuisent aux enfants et aux adolescents –à des gens comme Jenna. D’après Frances Haugen, Facebook ignorerait volontairement cette information parce que, au bout du compte, l’entreprise en tirerait profit.

 

Avant de poster, je deviens pétrie d’insécurité et me plonge dans des états de dégoût de moi-même.

 

L’une des études internes divulguées par Frances Haugen portait spécifiquement sur les adolescentes. Elle laissait entendre que celles-ci ont davantage de pensées suicidaires après avoir utilisé Instagram. D’autres études portaient sur l’effet néfaste d’Instagram sur les troubles alimentaires et les problèmes d’image corporelle. 17% des adolescentes ont déclaré que leurs troubles alimentaires s’étaient aggravés après l’utilisation du réseau social et 32% ont indiqué que l’application les faisait se sentir plus mal dans leur corps. Une fois encore, je pense «libre arbitre, responsabilité, autonomie, liberté». Je pense aussi à Jenna. Est-ce qu’elle se sentait libre?

Lorsque j’ai regardé l’Instagram de Jenna, il était impossible de ne pas remarquer à quel point elle exposait sa taille fine, sa poitrine avantageuse et ses longues jambes. Je n’ai pas pu m’empêcher de me dire que j’ai exposé mon corps de la même manière sur internet. Ce geste d’assurance apparente n’est jamais sans coût émotionnel. Avant de poster, je scrute et suranalyse chaque centimètre carré de mon corps. Je deviens pétrie d’insécurité et me plonge dans des états de dégoût de moi-même.

 

La vérité n’est pas la priorité

 

Les études de Facebook qui ont fuité montrent que les images de fausse perfection qui saturent Instagram sont nocives sur le plan psychologique. Toutefois, me concernant, ces sentiments toxiques –de dévalorisation, de dysmorphie corporelle, de solitude, etc.– ne semblent pas tant surgir lorsque je consulte le contenu des autres que lorsque j’essaie moi-même de donner l’image de cette fausse perfection. Lorsque j’ai regardé le compte de Jenna, je me suis demandé si elle avait pu ressentir la même chose.

Je suis plusieurs comptes sur TikTok et Instagram qui s’attachent à développer l’idée que «the internet isn’t real» («internet n’est pas la réalité»). L’un de ces comptes a récemment exposé un logiciel d’édition qui avait permis à la créatrice d’allonger ses jambes, d’affiner sa taille, de lisser sa peau et de resculpter son visage non seulement en photo, mais aussi en vidéo. Elle avait posté deux vidéos –une éditée et l’autre non–, et les deux semblaient parfaitement normales et réelles, alors même que le corps dans la vidéo éditée était entièrement modifié. Je pense que les comptes de ce type sont utiles. Ils me rappellent que les personnes et les choses auxquelles je me compare sur internet sont déformées et parfois totalement imaginaires.

 

Les réseaux sociaux ont mis au jour la fragilité de la vérité.

 

Nous consommons souvent, sans nous en rendre compte, du contenu édité et fictif sur les réseaux sociaux. Nous oublions que les gens peuvent inventer des choses et les présenter comme si elles étaient vraies. Nous n’allons –ou peut-être ne devrais-je ici parler que de moi–, je ne vais pas sur ces réseaux en m’attendant à me faire duper… et pourtant, cela m’arrive constamment. L’imaginaire et le fantastique sont présentés comme la réalité. Tout cela semble assez dangereux.

Les réseaux sociaux ont mis au jour la fragilité de la vérité. La diffusion de fausses informations sur ces plateformes est souvent évoquée, dans le contexte de la politique, comme une menace pour la démocratie. Mais plus je passe de temps sur ces applications en tant que créatrice et consommatrice de contenus, plus la menace de la désinformation me semble personnelle –elle menace la façon dont, consciemment et inconsciemment, je me perçois moi-même. Et l’étude interne divulguée par Frances Haugen a montré que je ne suis pas toute seule.

Mais les faits et la vérité ne sont pas les priorités des réseaux sociaux –parce que les faits et la vérité sont rarement aussi intéressants que la fiction et le fantastique. D’un point de vue financier, les algorithmes n’ont pas intérêt à mettre en avant ce qui est le plus vrai; ils ont intérêt à mettre en avant ce qui est le plus divertissant. Cela ne poserait pas de problème si les utilisateurs ne considéraient pas autant ces réseaux comme des sources d’information fiables et factuelles.

Il existe une forte dissonance entre ce que fournissent les réseaux sociaux et ce que les utilisateurs de ces réseaux croient recevoir. Nous, utilisateurs, pensons être face à la vérité dès qu’un contenu nous est présenté comme tel. Quand je vois une autre influenceuse fitness poster une photo de son corps mince et tonique, je me dis que c’est vraiment ce à quoi son corps ressemble. Malheureusement, c’est rarement vrai –les images de corps, en particulier lorsqu’il s’agit de personnes ayant une forte audience, sont fréquemment modifiées, éditées, polies jusqu’à la perfection.

Mais ce n’est que la pointe de l’iceberg. Cette même influenceuse qui arbore son corps svelte en photos –éditées ou non– peut aussi prôner des méthodes (régime alimentaire, exercices physiques…) en affirmant que ce sont elles qui lui ont permis d’obtenir ce corps, alors que ce n’est pas tout à fait –voire pas du tout– vrai.

Cette même influenceuse peut aussi prétendre que le régime en question et ses résultats esthétiques ont grandement amélioré son bien-être physique et mental… quand ce n’est pas le cas et qu’il a en fait été nocif sur les deux plans. Chez une influenceuse, même un simple sourire affiché en montrant son corps, comme pour dire que ce corps la rend heureuse, est un message potentiellement trompeur. Sur une plateforme où tant d’informations sont implicites, les possibilités de désinformation subtile sont infinies.

 

 

 

 

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Lydia Keating

Traduit par Yann Champion

 

 

 

 

 

Source : Slate (France)

 

 

 

 

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