Seign-goura Yorbana, coursier pour Uber Eats et thésard

Aux heures de pointe, il livre des repas à Genève. Le reste du temps, il étudie. Il vient de soutenir une thèse sur les activités de trois multinationales du pétrole, dont Glencore, au Tchad

Pour la photo, il a mis sa cravate gris-rose, celle qu’il portait le jour de sa soutenance de thèse. Il a aussi pris son sac cubique, noir et vert fluo, typique des livreurs d’Uber Eats. C’est la première fois que la cravate et le sac sont réunis: ces éléments représentent pourtant les deux facettes de Seign-goura Yorbana, celui dont le prénom signifie «le travail m’a sauvé» en day, la langue d’une ethnie éponyme au sud du Tchad.

Seign-goura Yorbana Eddy Mottaz / Le Temps

 

A midi, en soirée et de nuit, le coursier livre sans compter ses heures. Le reste du temps, il étudie. Ces cinq dernières années universitaires, il les a consacrées à trois multinationales qui extraient des hydrocarbures dans son pays natal: l’américaine ExxonMobil, la chinoise CNPCIC et le géant zougois Glencore.

«Au Tchad, on dit que ces entreprises apportent de la prospérité, mais est-ce vrai? Je voulais vérifier», dit-il. Cinq ans plus tard, c’est chose faite, et le bilan est mitigé: «Ces entreprises se camouflent derrière de beaux discours, elles apportent certes des emplois décents, mais elles veulent surtout faire des affaires et le Tchad ne s’en porte pas mieux.»

 

Débat ce jeudi

 

Le coursier thésard a soutenu son travail à l’Université de Neuchâtel le 11 septembre et, ce jeudi, il le présente lors d’un débat en ligne organisé par l’ONG Swissaid dans le cadre de l’initiative pour des multinationales responsables. Une étape dans un sacré chemin de vie.

Tout commence à Sarh, une bourgade dans le sud du Tchad où il naît en 1976 de parents enseignants. L’aîné d’une famille de cinq enfants grandit dans la ville, y passe un bac littéraire. A 20 ans, alors qu’il aide ses parents à récolter des arachides, il apprend que sa candidature pour étudier à Yaoundé est retenue et qu’il y bénéficiera d’une bourse. Il part dans la foulée dans la capitale camerounaise.

 

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A son retour quatre ans plus tard, il obtient un travail chez Tchad-Cameroun Constructors (TCC), un sous-traitant d’Esso (l’ancêtre d’ExxonMobil) qui le fera voyager entre N’djamena et Kome, un champ pétrolier du sud. «Je m’occupais de la gestion du personnel local et des expats, se souvient le coursier. C’était un poste dans la logistique administrative.»

TCC prépare le terrain pour l’exploitation du site par Esso. Quand celle-ci démarre, ses troupes sont largement remerciées. Seign-goura démissionne non sans s’être inscrit à l’Institut de hautes études internationales et de développement de Genève. «Je voulais étudier», dit-il. Le Tchadien débarque à Cointrin, obtient un master, vise un doctorat.

 

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Pour aider sa famille au pays et financer ses études, il distribue des journaux six jours sur sept pour Epsilon, une filiale de La Poste réputée pour ses conditions de travail difficiles. Les journées commencent à 3h30 à la gare de Montbrillant, où il réceptionne la presse qu’il part distribuer. «Je devais avoir terminé ma tournée à 7 heures, dit-il. C’était compliqué car je ratais souvent le début des cours, à 9 heures à Neuchâtel.»

 

Désillusions du pétrole

 

Le soutien financier d’un monastère à Fribourg lui permet de se consacrer pleinement aux études. Seign-goura part collecter des données, notamment à Doba, à Badila et à Bongor, des sites exploités par ExxonMobil, Glencore et CNPCIC. «Avec mon expérience chez TCC, j’ai un carnet d’adresses, mais les gens étaient prudents, ils avaient peur de perdre leur poste, dit-il. Les multinationales se méfiaient de moi, ancien pétrolier devenu chercheur, il fallait être discret.»

 

Seign-goura Yorbana Eddy Mottaz / Le Temps

 

«Il y a les imaginaires du pétrole, les illusions, les désillusions. On peut parler de bénédiction mais aussi, et souvent, de malédiction des matières premières», estime-t-il. Le chercheur pense au déversement délibéré par CNPCIC de pétrole de piètre qualité dans la brousse en 2014. Aux manœuvres fiscales d’ExxonMobil pour payer moins d’impôts. Au rachat, en 2014, par N’djamena de parts dans les activités de Glencore contre un remboursement en pétrole rendu quasiment impossible par la chute des cours du brut dans les années qui ont suivi.

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A Genève, le lancement d’Uber Eats en 2018 permet à Seign-goura de trouver un boulot adapté à ses études: il peut travailler, et s’absenter, quand bon lui semble. «J’ai choisi de ne livrer que le soir pour consacrer la journée à ma thèse, dit-il. Je sortais de chez moi aux Pâquis vers 18 heures et les commandes sur mon téléphone tombaient aussitôt.» Depuis trois mois, il faut être employé pour utiliser Uber Eats à Genève et les horaires sont imposés. Le docteur travaille chaque jour, sauf le mercredi et le jeudi.

Le Tchadien espère que son permis de séjour sera renouvelé. Il cherche un travail, au sein de la Genève internationale, car il ne croit pas en ses chances au Tchad, «où il faut soudoyer». En Suisse, où huit chercheurs sur dix n’ont pas de contrat fixe dans les universités, la situation n’est pas forcément plus rose. Il n’exclut pas une carrière académique.

«J’ai peu de temps pour trouver quelque chose, sinon je devrais prendre mes cliques et mes claques et quitter la Suisse, ce sera difficile avec la pandémie», estime-t-il. «Le travail ne m’a pas encore sauvé», relève-t-il en souriant. En day, «Yorbana» signifie «coucher de soleil».

 

Richard Etienne


Profil

 

1976 Naissance à Sarh, une ville dans le sud du Tchad.

2008 Obtient un poste de logisticien pour la compagnie pétrolière Esso, dans le sud du Tchad.

2008 Départ pour la Suisse et retour aux études.

2019 Première livraison pour Uber Eats.

2020 Soutenance, en septembre, d’une thèse à l’Université de Neuchâtel sur les activités de trois géants du pétrole au Tchad.


 

 

 

Source : Le Temps (Suisse)

 

 

 

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