Human Rights Watch dénonce « des contrôles de police abusifs et racistes sur des enfants » en France

L’ONG publie jeudi un rapport dans lequel de jeunes garçons français noirs ou arabes témoignent de leur rencontre avec des forces de l’ordre.

« La première fois que je me suis fait contrôler, j’avais 10 ans. » « C’est quoi, ces 5 euros ? » « Ils ont senti mon téléphone dans ma poche et m’ont forcé à leur montrer des photos du téléphone pour leur prouver qu’il était à moi. » « J’ai entendu un des policiers dire dans son talkie-walkie : “On a six négrillons.” » « Je me suis mis à pleurer »… Ces phrases ont été prononcées par Amad, Oumar, Yasir, Hugo ou Ali (prénoms d’emprunt), des garçons français, noirs ou arabes. Ils ont 10, 12 ou 16 ans, et leur témoignage décrivant le contrôle de police est glaçant.

Ils se sont longuement confiés à Human Rights Watch (HRW), et leurs propos peuvent être lus dans le rapport « “Ils nous parlent comme à des chiens” : contrôles de police abusifs en France », qui sera rendu public jeudi 18 juin. En cinquante pages – que Le Monde a pu consulter –, l’organisation non gouvernementale (ONG) de défense des droits humains affirme que « des enfants subissent des contrôles de police abusifs et racistes » :

« La police française fait usage de ses larges pouvoirs de contrôle et de fouille à l’encontre de jeunes Noirs et Arabes même en l’absence de signe ou de preuve d’infraction à la loi. (…) Dans les quartiers défavorisés, où les personnes d’origine immigrée représentent une part significative de la population, Human Rights Watch estime que la police se sert des contrôles d’identité comme d’un moyen brutal d’exercer son autorité. »

Pour ses recherches, HRW a mené, d’avril 2019 à mai 2020, à Paris et dans sa banlieue, à Lille, à Strasbourg et à Grenoble, 91 interviews : 48 enfants et adolescents et 43 adultes, jeunes pour la plupart. Au-delà des études qui dénoncent régulièrement le caractère discriminatoire des contrôles au faciès, ce rapport met en lumière « un angle mort de cette problématique qui touche les enfants », comme le souligne Bénédicte Jeannerod, directrice France de HRW.

Des contrôles incessants

 

Ainsi, Marius, 14 ans, qui habite Grenoble, explique avoir été contrôlé par la police « une trentaine de fois » depuis l’âge de 13 ans. « Je ne compte même plus, parce qu’au final ça ne sert à rien. C’est [la police] qui a le dernier mot », clame-t-il. Oumar, 14 ans, de Grenoble lui aussi, raconte que peu avant le ramadan, en avril, sa mère l’avait envoyé acheter du pain : « Je marchais dans l’allée et la police m’a attrapé. Ils m’ont empoigné, poussé contre le mur et fouillé. » On peut également citer Fadil, un garçon de 12 ans, toujours de Grenoble, qui a assuré qu’un agent lui avait dit un jour : « Rentre chez toi, sale Arabe ! » Ou bien Gadi, un jeune Parisien de 15 ans, qui a entendu un policier lui dire : « Arrête-toi, petit Négro. »

Les témoignages de ces enfants se succèdent, comme celui d’Amad, 15 ans, de Strasbourg. Il a été contrôlé par la police en revenant de la boulangerie avec ses amis, où ils s’étaient rendus pendant la récréation. « Ils nous ont mis contre le mur, devant l’espace foot de l’école », décrit-il. Palpation. Fouille des sacs. « “T’es déjà connu des services de police ? T’as des trucs sur toi ? Tu fais quoi ici ?”, lui lancent les policiers. Ça a duré quelques minutes, la récré était finie, je suis allé prendre un billet de retard. Je ne leur ai pas dit que j’avais été contrôlé, j’ai dit que j’étais aux toilettes ; sinon, ils allaient le dire à mes parents et ça allait mal se passer. »

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Jean, 14 ans, habite le 11e arrondissement de Paris : « Ils contrôlent toujours les mêmes têtes : les Noirs, les Arabes. Jamais on ne voit d’enfants blancs [se faire contrôler]. Pour la police, il n’y a qu’une tranche de gens qui sont suspects. C’est une injustice, mais on ne peut rien y faire, dit-il. Quand je suis avec mes amis blancs, la police ne les regarde même pas… On dit liberté, égalité, fraternité”, mais il n’y a pas d’égalité pour ce genre de choses. »

Fouilles intrusives

 

Humiliation. Rancœur. Incompréhension. Résignation. Voilà ce qu’il ressort des différents témoignages, avec des éléments qui reviennent régulièrement : « Ces contrôles d’identité, comme on les appelle en France, s’accompagnent souvent de fouilles intrusives des sacs et des téléphones portables, ainsi que de palpations corporelles humiliantes, même chez des enfants, parfois âgés de 10 ans seulement », signale HRW.

Par exemple, Yasir, 12 ans, a raconté que lui et toute sa classe avaient subi, fin 2018, un contrôle d’identité sur le trottoir en face de leur collège de Bobigny (Seine-Saint-Denis), alors qu’ils partaient visiter le Musée du Louvre dans le cadre d’une sortie scolaire. « Ils m’ont mis les mains dans les poches. Ils m’ont écarté les jambes, touché les parties génitales », a-t-il témoigné. Selon le garçon, son professeur avait protesté, mais les trois agents « avaient répondu qu’ils avaient le droit de faire tout ce qu’ils voulaient », écrit l’ONG, qui précise que, « malgré de multiples tentatives », HRW n’a pas pu s’entretenir avec la principale du collège ou son professeur.

Ou une nouvelle fois, Jean, 14 ans, qui se rappelle que trois policiers l’avaient attrapé par le bras et palpé. « Ils m’ont touché les mains, les bras, les jambes, les fesses », dépeint-il. Les policiers l’auraient confondu avec un voleur de portable. Certains des témoignages seront visibles en vidéo (à visage couvert) sur le site de l’organisation.

Propositions et recommandations

 

Face à ces injustices, l’ONG a tenté d’entrer en contact avec les représentants des forces de l’ordre. Selon HRW, l’UNSA-Police, Alliance police nationale ou encore le directeur de la police nationale, Eric Morvant (avant son départ en janvier), n’ont pas souhaité répondre aux questions de l’organisation. Seul Gaétan Alibert, du syndicat de police SUD-Intérieur, s’est exprimé, estimant que le contrôle d’identité « est devenu la base de la pratique policière ». Un autre policier, qui a souhaité rester anonyme, avance, quant à lui, que l’usage des contrôles et des palpations par la police est « un moyen détourné de voir s’il y a des stupéfiants ».

L’organisation rappelle dans son rapport que le comité des droits de l’enfant des Nations unies avait enjoint en 2007 aux Etats de « former les agents des forces de l’ordre qui entrent en contact avec des enfants, afin de veiller à ce qu’ils agissent d’une manière conforme à la dignité et à la valeur personnelle de l’enfant, qui renforce son respect pour les droits de l’homme et les libertés fondamentales d’autrui, (…) qui facilite sa réintégration dans la société et lui fasse assumer un rôle constructif au sein de celle-ci ».

Pour endiguer ce phénomène, HRW formule plusieurs propositions et recommandations à l’intention du président de la République, du premier ministre ou du ministre de l’intérieur. L’ONG demande que les représentants de l’Etat condamnent « publiquement le profilage ethnique ou contrôle au faciès » ; réforment la législation qui vise « à réglementer l’exercice des pouvoirs de contrôle et de fouille par les forces de l’ordre lorsque des enfants sont impliqués » ; émettent « une circulaire interdisant les contrôles d’identité d’élèves devant les établissements scolaires et lors des sorties scolaires ». L’organisation invite, également, le ministère de l’éducation nationale à réaliser « une étude interne sur l’impact des contrôles d’identité sur le bien-être des enfants et leur accès à l’éducation ».

HRW réclame l’introduction de récépissés de contrôle d’identité ou « d’autres moyens efficaces permettant la collecte systématique des données sur les contrôles et que les individus reçoivent une trace des contrôles », ainsi que l’ouverture d’une enquête parlementaire « sur les contrôles d’identité discriminatoires et abusifs, notamment sur la mesure dans laquelle les contrôles d’identité d’enfants servent un objectif légitime d’ordre public ».

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Dans un contexte mondial de dénonciation des bavures et de manifestations, le rapport de HRW montre que les contrôles de police abusifs et racistes sur des enfants « contribuent à créer un climat de méfiance et de défiance entre la police et ces jeunes », estime Bénédicte Jeannerod, la directrice France de l’ONG : « Lutter contre ces abus et ces injustices, c’est rétablir une relation de confiance, notamment dans les quartiers populaires. »

Mustapha Kessous

 

 

Source : Le Monde (Le 17 juin 2020)

 

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