Sur la télévision indienne, la haine antimusulmane crève l’écran

« Love jihad », « corona jihad »… Sur de nombreuses chaines indiennes, le « djihad » se conjugue à toutes les sauces. Le message, lui, reste toujours le même : les musulmans ont un plan secret pour dominer, remplacer, voire assassiner la majorité hindoue du pays. Des théories complotistes tolérées, et même encouragées par le gouvernement nationaliste de Narendra Modi.

« Imaginez que des djihadistes deviennent agents locaux et secrétaires dans les ministères. » Telle était la menace proférée dans « Bindas Bol » (« Parlons librement »), une émission produite par la chaîne indienne Sudarshan News. Sur dix épisodes, le show prétendait révéler comment les musulmans infiltraient le gouvernement indien. Sa thèse ? Le concours de l’Union Public Service Commission (UPSC), porte d’entrée pour la fonction publique en Inde, favoriserait largement les musulmans. Ceux-ci seraient de plus en plus nombreux à postuler, bénéficieraient d’un âge limite supérieur au reste de la population, de concours préparatoires gratuits, d’une plus grande clémence dans la notation… Un complot baptisé « UPSC jihad » par Suresh Chavanke, directeur de la chaîne, présentateur vedette de l’émission et membre revendiqué du mouvement extrémiste hindou Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) (Organisation volontaire nationale).

 

Manipulation avérée

 

Dès la diffusion de la bande-annonce de l’émission, de nombreuses voix s’élèvent et la Cour suprême est saisie. Il faudra cependant attendre quatre épisodes pour que l’émission soit interrompue pour violation du code des programmes, le 15 septembre 2020. Car dans cette « enquête », tout est faux, explique Geeta Seshu, membre du Free Speech Collective. « Ce n’est absolument pas du journalisme, mais de la propagande. Ils prétendent par exemple que l’université Jamia Millia avait monté une cellule dédiée uniquement aux musulmans pour cet examen, alors qu’il n’en est rien. Aujourd’hui, on compte seulement 3 % de musulmans dans l’administration indienne1. On est donc loin d’une invasion ! »

Au côté du Free Speech Collective, de nombreux médias ont débusqué les contre-vérités. Pourtant, l’émission n’est pas interdite ; juste suspendue. Sudarshan News doit s’expliquer devant la Cour suprême, qui se penchera sur son cas le 26 octobre. « On n’est même pas sûrs que la diffusion s’arrête. Pourtant l’émission aurait dû être interdite avant même de commencer ! », juge Geeta Seshu. Ce d’autant que le résultat était prévisible. Suresh Chavanke a déjà été condamné plusieurs fois pour incitation à la haine. Quant à sa chaîne, fondée en 2005, elle multiplie les cas de désinformation et de manipulation. Ainsi en 2019, elle mélange une vidéo de procession musulmane pacifique avec des slogans appelant à tuer des hindous. Le site Altnews en fait la démonstration sans que Sudarshan News ne soit inquiété pour autant.

 

L’arbre qui cache la forêt

 

Il aura donc vraiment fallu que Bindas Bol passe les bornes pour que les autorités réagissent. Mais l’affaire de l’« UPSC jihad » n’est que l’arbre qui cache la forêt. « La vérité est qu’une grande partie de la télévision indienne est entrée dans une surenchère islamophobe avec l’arrivée de Narendra Modi au pouvoir », explique Teesta Setalvad. Activiste et journaliste, elle est membre du mouvement Citizen for Justice and Peace, qui surveille les discours haineux dans les médias et sur les réseaux sociaux. « Le parti BJP2 est idéologiquement engagé pour l’hindutva, qui prône la suprématie de l’hindouisme en Inde. C’est ainsi qu’il a peu à peu légitimé aux yeux du public de graves attaques contre les minorités et en particulier les musulmans. »

Peu avant l’épidémie de la Covid-19, des manifestations éclatent en Inde contre plusieurs lois jugées antimusulmanes. Le nouveau Registre national des citoyens risque de priver de leur nationalité une partie des musulmans pendant qu’un amendement à la loi sur la citoyenneté de 1955, le Citizenship Amendment Bill (CAB) favorise la naturalisation des réfugiés non musulmans. L’ensemble fait suite à la révocation de l’autonomie du Cachemire à majorité musulmane le 5 août 2019. Dans la capitale New Delhi, l’affrontement entre partisans et détracteurs des lois dégénère en émeutes. Un membre du BJP appelle à « tirer sur les traîtres » à la nation. Des quartiers sont incendiés et 53 Indiens, principalement musulmans, trouvent la mort. Pour le gouvernement, ce sont pourtant les victimes de ce pogrom qui sont responsables de complot. De nombreux étudiants, professeurs et intellectuels passent sous les verrous pour sédition. Une véritable chasse aux sorcières, qui continue aujourd’hui.

Sorti en septembre 2020, le rapport The Wages of Hate : Journalism in Dark Times montre comment une partie des médias indiens ont relayé sans filtre cette propagande nationaliste hindoue du gouvernement central. Il étudie ainsi le traitement de ces manifestations dans les médias de l’État du Karnataka. « Le désir de caractériser les manifestants comme des dissidents dans le cadre d’une “conspiration” visant à “diffamer la nation” est évident dans plusieurs reportages […] Ainsi en est-il du cas d’Ardra Narayan, arrêtée devant la mairie de Bangalore pour avoir prétendument crié “Vive le Pakistan”. L’accusation venait de membres de groupes d’extrême droite et ne s’appuyait sur aucune preuve. Pourtant, les journalistes et les présentateurs ont choisi d’en parler comme un fait incontestable. »

Corona jihad, love jihad

 

Autre épisode marquant : les accusations de « super contaminateurs » contre les musulmans durant l’épidémie. Tout part d’un rassemblement géant de la congrégation religieuse Tablighi Jamaat dans la mosquée Nizamuddin Markaz de Delhi, au début du mois de mars 2020. Alors que les rassemblements sont interdits le 13, il n’en faut pas plus pour que les fidèles soient rendus responsables de la diffusion du virus en Inde, y compris par le ministre de la santé. Sur les réseaux sociaux, une vidéo où un groupe d’hommes musulmans lèche des ustensiles et des couverts prétend même qu’ils propagent l’infection à dessein. Elle date en réalité de 2018. Le terme de « corona jihad » est popularisé par de nombreuses chaînes, comme Republic TV, dont le présentateur vedette Arnab Goswami est connu pour ses diatribes fiévreuses. « Pendant le confinement, pourquoi la foule se rassemble-t-elle uniquement près des mosquées ? », hurle-t-il ainsi à l’antenne.

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Edgard Lefevre

Journaliste.

 

 

 

 

Source : Orientxxi.info

 

 

 

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