Le bilan mitigé de la guerre des drones menée par Washington

L'élimination ciblée de chefs djihadistes a plus d'effets pervers que d'avantages stratégiques.

 

Les annonces triomphantes, par les Etats-Unis, d'élimination de chefs djihadistes à travers le monde grâce à leurs drones armés cachent une autre réalité. Ces succès symboliques et médiatiques font oublier que, dans les zones où ces armes volantes ont été utilisées, les groupes ciblés – Al-Qaida, sa filiale dans la péninsule arabique AQPA, les talibans pakistanais, les talibans afghans ou encore les groupes islamistes somaliens Al-Chabab – n'ont jamais été éradiqués, voire ont continué à étendre leur emprise sur le terrain.

La mort, le 12  juin, du chef d'AQPA, Nasser Al-Wahichi, également numéro deux d'Al-Qaida, tué par un tir de drone américain dans l'Hadramaout, dans le sud-est du Yémen, n'échappe pas à ce constat. Les commentaires officiels estimant qu'AQPA aura du mal à se remettre d'un tel coup font écho à ceux, identiques, entendus après la mort, en octobre  2012, de Saïd Al-Chehri, alias Sofiane Al-Azdi, chef de la branche militaire d'AQPA, dont la disparition devait signifier le déclin du groupe.

Tué par un tir de drone américain, Al-Chehri était considéré comme le cofondateur, en janvier  2009, d'AQPA, qui regroupe les branches saoudienne et yéménite d'Al-Qaida. Il était un ancien détenu de Guantanamo et avait été remis, en  2007, aux autorités saoudiennes dans le cadre d'un programme de réhabilitation mis en place par Riyad, avant de s'échapper et de rejoindre les rangs djihadistes. D'autres cadres d'AQPA ont été éliminés après lui, notamment Saleh Ali Gouti et Saleh Al-Tais Al-Waili.

Après avoir profité de l'affaiblissement du régime yéménite lors du départ, en  2012, du président Ali Abdallah Saleh et pris le contrôle de villes dans le sud du pays, AQPA avait dû reculer face à l'offensive du nouveau pouvoir soutenu par les Américains et avait trouvé refuge dans des zones montagneuses, retournant à sa stratégie d'actes de sabotage et d'assassinats ciblés visant des officiers yéménites. AQPA a été visée par 114 frappes de drones américains depuis 2002, la majorité d'entre elles à partir de 2013. Pour autant, en  2015, l'organisation djihadiste est devenue la principale force du réseau Al-Qaida dans le monde et a repris, au Yémen, le contrôle de villes comme le port de Moukalla.

Les drones constituaient, en  2014, selon le Pentagone, près d'un tiers de l'ensemble des appareils dont disposait l'armée américaine, soit près de 8 000 drones. La CIA est officiellement la grande utilisatrice de ce moyen économe en vie de soldats et moins coûteux que des avions de chasse classiques. Mais, en réalité, le Joint Special Operation Command (JSOC), les forces spéciales américaines, en utilise encore davantage, selon certaines sources militaires de l'OTAN, alors à Kaboul.

Dommages collatéraux

Le premier tir d'un drone américain reconnu a d'ailleurs été effectué, en février  2001, en Afghanistan. Selon l'ONU, il y en a eu 294 en  2011 et près de 500 en  2012. Pour autant, ces frappes n'ont en rien réduit l'influence des talibans afghans, principal mouvement insurgé dans ce pays avec lequel les autorités de Kaboul sont contraintes de négocier si elles veulent, un jour, parvenir à stabiliser le pays. Selon un conseiller militaire de l'ONU, en poste à Kaboul, " l'élimination des cadres talibans par des tirs de drone ou des forces spéciales au sol a fait émerger des commandants talibans plus jeunes, plus radicaux, moins structurés politiquement et moins enclins à soutenir un processus de paix ".

Opérant également au Pakistan, les Américains y ont mené depuis 2004 près de 400 frappes de drone, essentiellement dans les zones tribales, à la frontière avec l'Afghanistan. Le pic a été atteint en  2010, selon l'avocat Ben Emmerson, auteur d'un rapport traitant des atteintes au droit posées par l'usage des avions sans pilote dans la lutte antiterroriste, remis, en février  2014, au secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon.

Selon le ministre des affaires étrangères pakistanais, les frappes de drone n'ont en rien réduit l'emprise des insurgés et des djihadistes dans les zones tribales. Elles auraient même eu pour conséquence d'encourager des populations civiles, défiantes à l'origine, à les soutenir au regard des pertes subies lors de dommages collatéraux. De 2004 à 2013, d'après Islamabad, 2 200 civils auraient été tués et 600 gravement blessés. M.  Emmerson livre une estimation de 400 à 700 civils tués entre 2001 et 2013, dont de nombreux enfants, vieillards, femmes enceintes, lors de mariages, d'enterrements ou dans des écoles.

Au Yémen, entre 21 et 58 personnes considérées comme des victimes civiles par M.  Emmerson auraient été recensées sur un total de 268 à 393 morts entre 2002 et 2012. En Somalie, où une dizaine de frappes de drone aurait été réalisée entre 2011 et 2012, l'influence d'Al-Chabab n'a pas reculé.

S'exprimant, début juin, au cours d'une conférence à Washington, un ancien responsable de la CIA estimait que le recours massif aux drones permettait " au mieux, de tondre la pelouse ", c'est-à-dire de décapiter régulièrement les organisations visées sans les désorganiser durablement. Interrogé, le 23  mars, sur le recours aux drones armés, le porte-parole de la Maison Blanche, Josh Earnest, indiquait : " Le Yémen reste une zone dangereuse pour les extrémistes parce que les Etats-Unis conservent les moyens de les éliminer et nous continuerons à nous en servir. "

Jacques Follorou, avec Gilles Paris, (à Washington)

 

Source : Le Monde

 

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