Comment stigmatiser les élèves en leur interdisant de «tchiper»

On peut comprendre l'agacement des professeurs face à cette pratique, mais est-il nécessaire de la cibler aussi ouvertement?

 

Le mardi 2 juin, Le Parisien publie un article où il relaie une mesure un peu particulière prise par un proviseur adjoint d’un lycée d’Evry. Eric Bongo a décidé d’interdire le «tchip», un «type de clic bilabial», c’est-à-dire un bruit que l’on émet avec la bouche pour marquer sa désapprobation.

«Le tchip est interdit au lycée, comme toute insulte, car c'est une insulte» explique-t-il au journal, avant d’ajouter que «80% des élèves, dans certaines classes, sont noirs. Il faut qu'ils se débarrassent de certains codes culturels qui sont inappropriés au monde scolaire et au monde de l'entreprise.»

Eric Bongo a raison sur un point: le «tchip» est bien utilisé «par la majorité des cultures noires, qu'elles soient africaines, caribéennes ou noire-américaines», comme l’expliquait Yaotcha d'Almeida, auteur dans l'émission Karambolage d'Arte.

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Il y a quelques mois, la Garde des Sceaux Christiane Taubira utilisait justement le «tchip» dans une interview sur iTélé pour répondre aux attaques venant du Front national:

«Il y a quelque chose que l'on fait dans les sociétés créoles, en Guyane et ailleurs. C'est un langage très féminin, et c'est ce que ça m'inspirerait: ça s'appelle un “tchip“, et c'est un concentré de dédain.»

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Existant sous différentes formes, le tchip peut donc exprimer à la fois la désapprobation, le mécontentement ou même le mépris. «J'ai grandi en Afrique, et quand j'étais petit, j'avais interdiction formelle de tchiper les autres. C'est extrêmement vulgaire», a expliqué au Parisien Eric Bongo, Français d’origine béninoise. D’où sa décision d’interdire cette onomatopée.

On peut comprendre les professeurs et leur agacement face à ce genre de comportements rebelles, que ce soit un «tchip» ou autre chose, mais cet onomatopée porte une dimension socio-culturelle beaucoup plus profonde et complexe. En 2012, le linguiste Philippe Hambye expliquait ainsi à Slate Afrique le phénomène du «tchip» d’élève à professeur :

«La culture scolaire a perdu de la valeur, car elle ne mène plus forcément à la réussite sociale. Leurs parents étaient prêts à jouer le jeu mais dès lors que cette promesse d’ascension n’est plus tenue, c’est plus difficile de faire accepter des normes.»

Cette mesure, qui a été largement relayée dans les médias, ne concerne que très peu d’établissements –le Parisien indique par ailleurs qu’un autre établissement d’Evry suivra à la rentrée prochaine. Pourquoi cibler ce type d’expression en particulier et médiatiser une telle interdiction quand on sait que les élèves ont dans leur trousse toute une myriade de façon d’exprimer leur mécontentement ou leur insolence vis-à-vis d’un professeur? Des mots comme «putain», «fais chier» ou des expressions physiques comme le haussement de sourcil ou le soufflement exaspéré sont autant de manières de faire face à l’autorité au sein d’un lycée. Des signes de rébellion par ailleurs théoriquement sanctionnables, mais qui, dans les faits, ne sont pas pointés du doigt comme l'est aujourd'hui le «tchip».

Quand le proviseur adjoint fait référence à des «codes culturels inappropriés» dont lesdits élèves noirs devraient se «débarrasser» pour parler d’un héritage linguistique afro-caribéen, ses mots très violents renvoient à un certain malaise ressenti par les minorités ethniques en France. Rejeter des codes culturels que l’on sous-entend «inadaptés» pour faciliter «l’intégration», c’est de l’acculturation pure et simple. Dans un pays où les individualités doivent inévitablement s’effacer au profit de la fraternité républicaine, mais qui impose en même temps des références culturelles essentiellement blanches, on est rapidement «invisible» et/ou «indésirable».

Or, le tchip étant à la fois un «marqueur d’identité» et «une remise en cause de la langue dominante», comme l'écrivait Slate Afrique, l’interdire en le nommant spécifiquement et dans ces termes, c’est une fois de plus vouloir rendre invisibles des codes culturels non-blancs. L’interdiction du tchip, même si elle est très isolée, et surtout sa médiatisation, clôt ainsi le triptyque «foulard/jupe longue/tchip» qui servirait pour certains à exclure les minorités.

 

Emeline Amétis et Vincent Manilève

 

Source : Slate (France)

 

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