Distribution et vente de médicaments: Le foutoir érigé en système

(Crédit photo : anonyme)

Lekhriv, dans l’univers maure traditionnel, c’est l’espace-temps béni de l’abondance, une fois les pluies installées dans les plaines reverdies où affluent tentes, hommes et troupeaux.

Rencontres, négoces, rendez-vous galants, fêtes, mariages, dans une ambiance de liberté retrouvée, après les pénibles restrictions de la saison sèche. Cependant, l’entrée dans la société de consommation a déplacé le champ de cette antique diastole : aujourd’hui, c’est la cité, en général ; tout particulièrement, son expression nationale majeure : Nouakchott ; qui en étend, toute l’année, les exubérantes propositions, en y dénaturant, non seulement, son sens propre mais, aussi, celui de la cité.
Pas de contrainte, libre entreprise, dérégulation, chacun pour soi et pour tout de suite – on craint, toujours, que lekhriv, bien qu’apparemment perpétué, de nos jours, finisse plus vite qu’on s’y attendait – commandent la vie de la cité et, singulièrement, son administration. Le désordre y fait donc loi, en dépit des textes, superbement ignorés, ordinairement bafoués. A la banalisation de la gabegie, de l’incompétence et de la corruption qu’on évoquait dans de précédentes éditions (1), répondent l’incohérence, le laisser-faire et le gaspillage tous azimuts. Deux enquêtes, récentes, dans le secteur de la santé, illustrent, ici, notre propos. Elles ne sont, hélas, que trop significatives du foutoir généralisé.

Situation globalement déplorable de la commercialisation des médicaments

Le premier de ces rapports provient de l’Inspection Générale de la Santé (IGS) et concerne le marché des médicaments. Selon ce compte-rendu, il existe, en Mauritanie, environ 120 officines, 280 dépôts pharmaceutiques et 18 grossistes. La mission de l’IGS a, d’abord, visité les installations de ces derniers, y notant une liste impressionnante de manquements. Six de ces structures – soit le tiers – n’ont pas de pharmacien responsable technique ; huit autres font appel, par intermittence, à des fonctionnaires de l’Etat ; deux, seulement, emploient, à temps plein, des pharmaciens diplômés non-fonctionnaires. Les responsables techniques sont souvent absents et le personnel qualifié, en nombre insuffisant. Il est impossible, par ailleurs, de cerner le nombre d’autorisations délivrées au cours des années et de trouver un cahier des charges préalable à l’installation. Les types de sociétés sont, généralement, inadaptés, ainsi que les locaux ; les Bonnes Pratiques de Distribution (BPD), méconnues et le circuit légal d’approvisionnement, pratiquement jamais respecté. Les inspecteurs s’inquiètent, également, du cumul de l’activité de grossiste avec celle de détaillant.
Du point de vue, justement, de l’activité de détail, le tableau est plus affligeant encore : répartition géographique anarchique des pharmacies ; concentration inappropriées autour des structures de soins et artères principales ; prolifération des dépôts ; non-conformité banale (40 %), violant les dispositions réglementaires, des installations ; absence de responsables techniques autorisés, dans 68 % des structures ; présence, massive, de non-professionnels ; vente libre des psychotropes, par certains grossistes, aux dépôts, et accès non contrôlés, à ces produits dangereux, dans 69 % des officines ; problèmes de chaîne du froid, en 53 % des structures ; absence de procédures clairement définies de gestion des médicaments périmés. Et le rapport de conclure, laconique : « le risque de réintroduction de ces produits dans le circuit reste important ». Du lekhriv contemporain au cimetière, il n’y a qu’un pas.

Porosité non-maîtrisée, entre les secteurs public et privé

Le second rapport est une étude beaucoup plus exhaustive du secteur pharmaceutique, exécutée, au second trimestre 2011, sous la direction d’une pharmacienne française, le docteur Marie-Paule Fargier. Sans revenir sur le détail du rappel historique introductif, très précis, de ce travail, on se contentera, ici, de se souvenir que la Centrale nationale d’Achats des Médicaments Essentiels et Consommables médicaux (CAMEC), visant à « autonomiser » le système d’approvisionnement et de distribution du médicament, a été fondée en 2002, sous forme d’une Société d’Economie Mixte (SEM) transformée, en 2010, en Société Nationale. Ce changement de statut s’est accompagné d’une baisse de la marge brute moyenne de 30à 10 %, une décision problématique, on le verra plus loin.L’étudeestime que « la centrale a introduit des méthodes de gestion plus modernes et plus efficaces, bien que la porosité du circuit public de distribution demeure très élevée ». On retrouve, ainsi, des médicaments issus du secteur public dans le circuit privé (détournement). On constate, aussi, la vente de médicaments du secteur privé dans le secteur public, du fait de la possibilité, pour le personnel soignant, de les vendre en empochant un petit bénéfice, grâce au contournement du circuit officiel de recouvrement des coûts. On suspecte, aussi et lourdement, l’existence de phénomènes de collusion, entre les prescripteurs du secteur public et les dispensateurs du secteur privé, un soupçon argumenté par l’agglutination de pharmacies privées aux portes mêmes des structures publiques de soins.
En définitive, tout cela se traduit par la persistance des ruptures de stocks, essentiellement dues à l’inaccessibilité des ressources destinées au renouvellement des produits. La CAMEC n’a plus la trésorerie suffisante pour satisfaire les besoins des populations et les formations sanitaires achètent chez les privés. Cette situation, tant décriée par les usagers des services de santé, avait, naguère, engendré la constitution d’un marché du médicament informel et de systèmes parallèles d’approvisionnement, comme les « pharmacies-sous-les-arbres » et autres dépôts de médicaments privés, parfois clandestins, échappant à tout contrôle ;alimentés, à l’occasion, par le secteur public, selon d’obscurs cheminements. Le désordre et lanon-régulation du secteur pharmaceutique privé auront assombri ce tableau, mettant en cause la qualité et le prix de tout médicament consommé par un patient.
La loi de 2004, rectifiée en 2010, entendait assainir la situation mais le manque de contrôle de son application a entériné l’anarchie de fait, difficile à enrayer, et,comme on pouvait s’y attendre, c’est le secteur public qui fait les frais de cette porosité : il est, aujourd’hui, pratiquement en faillite. Les hôpitaux et les Dépôts Pharmaceutiques Régionaux (DPR) ont de nombreuses dettes à la CAMEC (le MS aussi, d’ailleurs !) qui souffre d’un manque de trésorerie et ne peut, donc, plus approvisionner les structures sanitaires publiques selon les besoins. Au moment de la remise de l’étude (fin-juin 2010), la centrale cherchait 120 millions d’UM pour combler son déficit (2), avant la fin de ladite année, et comment réaliser 1,32 milliard de chiffre d’affaires, pour couvrir son fonctionnement : conséquence de la trop faible marge,évoquée ci-dessus, que lui a consentie la modification de son statut ;de toute évidence, une véritable erreur politique.

Emprise dictatoriale du secteur privé

Le nombre de pharmaciens diplômés, dans le pays, est de 3 pour 100 000 habitants, soit moins d’une centaine (source DRH/MS). Le déficit est patent mais l’asservissement du secteur à des intérêts totalement incompétents, en pharmacologie, n’encourage pas les vocations car les pharmaciens diplômés ne peuvent pas exercer librement leur art. De fait les enjeux économiques sont colossaux. Le marché global formel peut être estimé entre 10 et 11 milliards d’UM, en termes de coûts à l’importation. Un chiffre exact difficile à évaluer car les déclarations fiscales ne sont pas toujours exactes – un euphémisme – et des importations informelles existent, puisque des médicaments non-enregistrés se rencontrent dans les officines et établissements pharmaceutiques. Mais, contrairement à d’autres pays de la sous-région, ce marché informel n’est plus visible dans la rue ou « sous-les-arbres », comme c’était le cas il y a quelques années : il s’exerce, désormais, au sein même d’officines et de structures reconnues, comme un grossiste, une pharmacie ou un dépôt pharmaceutique, et les collusions, entre les secteurs privé et public, du fait, surtout, de l’emploi des mêmes pharmaciens dans les deux systèmes, sont multiples et généralisées.

Politique Pharmaceutique Nationale ?

Elaboré en 1999, le premier texte entendant mettre en place une vraie Politique Pharmaceutique Nationale (PPN) a été révisé, en 2010, soulignant que « le développement du secteur pharmaceutique semble répondre à une logique essentiellement commerciale, encadrée par une réglementation relativement peu contraignante et un environnement politique favorable à la prépondérance des opérateurs non-pharmaciens ». Sur ce constat qui dit beaucoup, en très peu de mots, la loi n° 2010/022 semblerait offrir de nouvelles possibilités de réguler divers aspects du secteur. « Il suffirait de l’appliquer correctement », signale, benoîtement, le rapport. On en est loin. La loi, définit, par exemple, les conditions de délivrance d’autorisation, de transfert et de cession, les distances minimales de deux cents mètres, entre deux pharmacies, et à plus de deux cent mètres d’une formation sanitaire ; un article 92 d’autant jamais respecté que l’article 152 dispense de tout effet rétroactif sur la propriété des pharmacies autorisées avant l’adoption de la loi. Ailleurs dans le Monde, des mesures transitoires, à durée limitée, sont adoptées, pour que chacun se conforme à la loi. Mais, en Mauritanie, il n’y a pas de limites. Un article aurait pu, au moins, définir qu’au décès du propriétaire, les héritiers n’aient aucun droit de continuer l’exercice de la pharmacie, s’ils ne répondent pas aux conditions légales d’exercice. C’est une règle que de nombreux pays de la sous-région ont adoptée pour éviter la pérennisation de l’illégalité. Quant aux contrefaçons, la nouvelle loi n’en pipe pas plus mot que la précédente…

Structures publiques peu efficientes

Selon la docteure Marie-Paule Fargier, les différentes structures dédiées au secteur pharmacologique ne savent pas, d’une manière générale, travailler en équipe, développent peu d’activités complémentaires et manquent de ressources financières, pour exécuter leurs activités. A commencer par l’Inspection Générale de la Santé, un service du Cabinet du ministre de la Santé. Elle est chargée, sous l’autorité de celui-ci, des missions d’inspection interne, telles que définies à l’article 6 du décret n° 075-93 du 6 juin 1993. L’IGS n’a pas de spécialisation, dans le domaine de la pharmacie mais compétence sur l’ensemble des structures de santé. Cependant, des inspections des structures pharmaceutiques sont réalisées régulièrement. L’IGS se heurte à trois problèmes. Tout d’abord, des lacunes en matière réglementaire : elle inspecte en vue du respect de bonnes pratiques qui ne sont pas, légalement, des référentiels officiels, en Mauritanie, ou de critères d’exigence, pour une installation pharmaceutique, qui ne sont pas vraiment définis, non plus. Elle ne dispose pas, en conséquence, de corps d’inspecteurs assermentés. Ses constats ne sont, en outre, pas suivis d’effets, alors qu’il serait déjà possible, avec la législation et la réglementation actuelle, de faire appliquer efficacement la loi.
La Direction des Pharmacies et des Laboratoires (DPL) – une des huit directions centrales du MS – composée de onze pharmaciens, deux secrétaires, un gardien et deux chauffeurs – une équipe qui développe, au demeurant, des activités intéressantes (3), avec une « vision » de développement du secteur et le souci de l’accessibilité des médicaments pour les populations – souffre d’une carence en locaux adéquats et de véhicules ; n’a pas mandat pour effectuer des supervisions formatives et sa commission d’enregistrement manque de transparence. Les subventions, pour son fonctionnement, sont, en budget primitif, de 9 millions d’UM/an. En 2010, 1,5 M d’UM a été réellement versé ; pour 2011, on en était, fin-juin, à 3,4 millions d’UM. La DPL rapporte, à l’Etat, les droits d’enregistrement que versent les laboratoires. Pour le premier semestre 2011, 83 000 euros (soit 24,9 millions d’UM) ont été récoltés et directement versés au Trésor.
Le Laboratoire National de Contrôle de Qualité des Médicaments (LNCQM), une structure jeune (2007), érigé, en mars 2009, en Etablissement Public à caractère Administratif (EPA), doté de la personnalité morale et de l’autonomie financière, est placé sous la tutelle du Ministre de la Santé. Il possède un personnel technique de cinq pharmaciens, quatre techniciens supérieurs, un chimiste, un ingénieur informatique, un technicien de maintenance, deux secrétaires et deux gardiens.
Relativement bien équipé, le LNCQM a identifié un certain nombre de ses contraintes : pas de loi ni texte organisant le contrôle obligatoire des médicaments ; manque de collaboration entre les acteurs impliqués dans le médicament (DPL, IGS, CAMEC, notamment) ; sous-emploi des capacités du labo : pour les médicaments importés ou enregistrés, l’avis du laboratoire n’a jamais été demandé ni aucun échantillon déposé ; local trop petit ; carence en formation du personnel du laboratoire ; manque de moyens financiers pour acquérir des substances de référence standard et de documents de référence, comme les pharmacopées BP, USP 2009, etc. ; problèmes de maintenance et de qualification des équipements. Son budget de fonctionnement est de 40 millions d’UM, non compris les salaires. en 2010, 75 % de ce budget ont été réellement alloués et, en juin 2011, on en était à 40 %.
Derniers constats en vrac : les dépôts des Directions Régionales de l’Action Sanitaire (DRAS)sont, globalement, en mauvais état, ne répondent pas aux normes des BPD, ont très peu de stocks et sont en cessation de vente, sauf en quelques exceptions (Aleg, Nouadhibou…). Leurs responsables sont, parfois, totalement absents. Ni le secteur médical des compagnies minières, ni les programmes nationaux spécifiques (SIDA, Paludisme, Santé familiale, etc.) n’ont de système financier et technique d’approvisionnement pérenne en médicaments, ni n’utilisent la CAMEC qui dispose, pourtant, d’une bonne compétence d’achats et, surtout, d’une réelle compétitivité (en moyenne, prix 350 % moins chers que ceux du grossiste privé !). Il n’existe, enfin, aucune structure enseignante de la pharmacie, pas plus dans le domaine universitaire qu’en celui des écoles paramédicales. La permissivité a débouché sur l’immobilisme, au seul bénéfice des affairistes enfiévrés.

Lekhriv perverti, avenir gâché

Mesure-t-on, à présent, l’intensité des problèmes soulevés par notre paresse à remettre en cause nos réflexes identitaires ? Nous le signalions en conclusion de nos articles sur la gabegie : nos traditions ont de la valeur mais elles ne sont pas, toutes et loin de là, solubles, telles quelles, dans une modernité dont nous usons les bienfaits et critiquons les méfaits, sans nous rendre compte que la bonne jouissance des uns et la réduction des autres dépend de notre capacité à évoluer réellement, à extraire le meilleur d’hier pour construire le meilleur lendemain. Nous sommes, aujourd’hui encore majoritairement, dominés par une dangereuse passivité. Tant vis-à-vis de notre culture ancestrale que de celle dominant actuellement le Monde. Devenons réellement actifs, réaccordons-nous, habitons, enfin, notre nouveau espace-temps, aménageons-le avec esprit, goût et intelligence. Il est à nouset c’est nous, chacun et tous, qui faisons ce qu’il est et ce qu’il devient. Si le temps perdu ne se rattrape jamais, il n’est jamais trop tard pour bien faire.

Ben Abdallah

NOTES
(1) : « Gabegie, mode d’emploi » – « Le Calame » n° 828 et 829.
(2) : La CAMEC n’a pas de dettes. Elle vient de payer l’ensemble de ses fournisseurs avec le crédit de l’Etat. Sans ce crédit, la situation aurait été catastrophique. En revanche, la situation des créances de la CAMEC est préoccupante :
– Les hôpitaux de référence lui doivent 324 354 216 UM (dont CHN 220 763 709 UM, un chiffre qui reflète bien sa situation de faillite).
– Le MS doit 408 708 816 UM, soit presque le montant du prêt accordé par l’Etat qui aurait pu, peut-être, tout simplement effectuer le remboursement des dettes du MS.
– Les DPR doivent 125 705 221 UM, qui seront, elles, des créances très difficiles à recouvrer, selon ce qui a été observé dans les DRAS, lors des visites de terrain.
Le montant global des créances s’élevait, fin juin 2011, à 858 773 253 UM. Aujourd’hui la CAMEC paye plus rapidement ses fournisseurs que ses clients ne la payent ! Le délai moyen fournisseur est de 208 jours, ce qui énorme, et la CAMEC a de la chance que les fournisseurs ne lui fassent pas payer en prix plus élevés les produits. Le délai moyen de paiement des clients est de 236 jours, ce qui est inacceptable : la CAMEC joue le rôle de banquiers de nombreuses FS…
(3) : La DPL a, notamment, accompli, depuis trois ans, de grands efforts, pour mettre en place un système d’enregistrement des médicaments : en 2007, la nomenclature nationale (c’est-à-dire l’ensemble des médicaments enregistrés et, donc, agréés à être commercialisés sur le territoire national) comptait, environ, 200 médicaments. Elle en compte, en juillet 2011, près de 2 000. Ce louable effort a un double avantage : il attire l’attention des laboratoires fabricants sur le fait que le pays est attentif à ce qui se commercialise chez lui et met en garde les professionnels de la pharmacie de ce que n’importe quoi ne peut pénétrer le territoire national sans contrôle.

Source  :  Le Calame le 23/05/2012

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