Raphaël Liogier : « La perte du sens de la gravité dans l’“affaire de la langue” du dalaï-lama est choquante et impudique »

Le philosophe et sociologue revient, dans une tribune au « Monde », sur la polémique qui a suivi du comportement du chef tibétain lors d’un échange avec un enfant. Les indignations qu’elle a suscitées témoignent, selon lui, d’un vide inhérent à nos sociétés contemporaines.

Le Monde – Je ne suis pas suspect d’être un fan béat du quatorzième dalaï-lama, ni du bouddhisme en général. J’ai passé au crible, depuis une trentaine d’années, la vision unilatérale et idyllique qui s’est progressivement imposée. J’invite depuis longtemps à relativiser la supposée plus grande ouverture du leader tibétain, en comparaison de ses collègues juifs, chrétiens et musulmans, sur les questions de mœurs sexuelles, ou encore le caractère par nature pacifique du bouddhisme – les violences commises en Birmanie ou au Sri Lanka suffisent à démontrer le contraire.

On pourrait penser que le tumulte planétaire provoqué par une série de comportements du vieux Tenzin Gyatso (nom bouddhiste du dalaï-lama, âgé de 87 ans) manifeste un retour à une vision plus « réaliste » du bouddhisme de la part de nos contemporains. On pourrait penser que le discernement a enfin pris le dessus sur le fantasme. Je crois qu’il n’en est rien.

Que s’est-il vraiment passé dans l’affaire de « la langue du dalaï-lama » ? Nous sommes à Dharamsala, dans le nord de l’Inde, ville d’exil du quatorzième dalaï-lama. Un enfant y suit une conférence du grand lama et fait part de son rêve de s’approcher de lui. Ce dernier lui fait signe de venir sur l’estrade. L’enfant accourt, le dalaï-lama le prend dans ses bras et le taquine. Tandis qu’il veut rester plus longtemps auprès de son idole, le dalaï-lama lui dit en sortant la langue : « Suce-moi la langue. »

L’enfant s’approche alors, de même que le dalaï-lama. Leur front se touche, sans que la langue soit en contact… et puis c’est tout. Tous deux rient, et l’enfant s’en va dans l’allégresse. S’ensuit un emballement des réseaux sociaux et des médias du monde entier. Ce serait au minimum un acte inapproprié, au pire un acte impardonnable, quasiment de la pédophilie.

 

Manque d’esprit des internautes

 

Première remarque. La viralité remplace la réflexivité. Pas de mise en perspective culturelle. Tout de suite, le scandale. Des millions de gens sont choqués, traumatisés en lieu et place de l’enfant, qui, lui, n’a pas donné le moindre signe de désagrément.

Mon interprétation ? Le dalaï-lama est connu pour ses facéties. Dans la région tibétaine de l’Amdo, où il est né, il y a une coutume dans laquelle les grands-parents donnent affectueusement des friandises de bouche-à-bouche aux petits-enfants. Lorsqu’il n’y en a plus, et que les enfants continuent à en réclamer, le grand-parent joue à sortir la langue pour signifier qu’il n’a plus rien, en s’écriant : « Che Le Sa ! » (« mange ma langue »). Autrement dit : « Je n’ai plus rien à donner à part ma langue, il faut que tu retournes à ta place dans l’assistance. »

Sauf que le vieux leader tibétain, même s’il parle plutôt bien l’anglais, a dit littéralement en anglais : « Suce ma langue », au lieu de « Mange ma langue ». La phrase est dès lors apparue avec une connotation sexuelle. Selon moi, cela en dit plus long sur l’esprit, ou le manque d’esprit, des internautes. Ils ont eu l’esprit mal placé, comme on dit communément.

Ce qui me conduit à ma deuxième remarque. Cette viralité révèle non seulement le manque de réflexivité des internautes, mais elle produit de la désinformation, apparemment inintentionnelle, mais qui peut être intentionnellement manipulée. Car c’est alors un effet de masse imparable qui s’abat sur un individu ou un groupe. L’effet de masse impose une mise en scène « indéniable » par la répétition en boucle des mêmes expressions décontextualisées.

Désinformation et manipulation

Ce ne serait pas la première sortie « incorrecte » du chef tibétain. Celui-ci a ainsi déclaré à diverses reprises, afin d’agacer les autorités de Pékin, qu’il pourrait bien se réincarner en « blonde » ; autrement dit, non seulement en femme, mais en Occidentale.

 

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Raphaël Liogier

est sociologue et philosophe, professeur des universités à Science Po Aix-en-Provence.

 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

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