Amílcar Cabral, le militant armé

Cinquante ans après sa mort (1/3)

Afriquexxi.info – Biographie · Le 20 janvier 1973, Amílcar Cabral était assassiné à Conakry avant même l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert. Cinquante ans après sa mort, celui que l’on surnommait à l’époque le « Lénine africain » est une référence sur le continent. Retour sur le parcours intellectuel d’un révolutionnaire africain.

Parce qu’il a pleine conscience des erreurs commises par ceux qui l’ont précédé sur le chemin de la « révolution africaine », parce qu’il suit en pensée et en acte le chemin tracé par Frantz Fanon, parce qu’il est pleinement inscrit dans les luttes internationalistes du tournant des années 1960-1970, Amílcar Cabral (1924-1973) pourrait symboliser la fin de la première phase offensive du mouvement d’émancipation du continent africain. Au moment où se déclenche la lutte armée en Guinée « portugaise », en 1963, deux Afriques se côtoient : l’une prépare la Tricontinentale anti-impérialiste et l’autre s’enfonce dans la trahison des espoirs populaires.

C’est dans ce contexte que se développe la pensée politique de Cabral, qui bénéficie d’un certain recul depuis les premières indépendances africaines. La force de cette pensée vient tout autant de son approche matérialiste et de sa méfiance à l’égard du dogmatisme que de l’attention qu’il porte à la pratique du pouvoir, telle qu’il l’expérimente dans les régions libérées de Guinée-Bissau.

En 1953, au moment de quitter Lisbonne pour son Afrique natale après un séjour de plusieurs années consacré à des études d’agronomie, Cabral s’interroge sur le « rôle de l’étudiant africain ». Selon lui, la première tâche à entreprendre pour cette jeunesse instruite est ce qu’il appelle la « réafricanisation des esprits » :

Puisque nous savons que toute la politique colonialiste repose essentiellement sur le déracinement du natif, l’étudiant africain doit, à une certaine étape de son évolution intellectuelle, se retourner le plus possible vers son âme transfigurée. Voilà à notre avis la première condition de l’authenticité. L’Africain doit se sentir africain et s’exprimer comme tel1.

 

Cette conviction théorique et politique est d’abord le fruit d’une expérience vécue. Né en 1924 à Bafatá, en Guinée portugaise, de parents originaires du Cap-Vert, Cabral appartient, comme beaucoup de dirigeants nationalistes africains de sa génération, à la petite bourgeoisie de couleur. Son père, Juvenal Cabral, fils d’un propriétaire rural aisé, est instituteur. Sa mère, d’abord domestique, tient ensuite un petit commerce, « une des plus importantes aspirations pour les Africains de l’époque2 ».

 

Racisme et famine

 

Les natifs du Cap-Vert comme ceux de toutes les îles de l’empire sont juridiquement des indigènes assimilés, c’est-à-dire disposant des mêmes droits que les Portugais. Malgré cette égalité formelle, la société cap-verdienne reste hiérarchisée selon la couleur. Juvenal Cabral lui-même ne subit pas sans agacement cette logique assimilationniste raciste et inégalitaire. Sur l’acte de naissance de son fils, le prénom est orthographié « Hamilcar » en référence au célèbre général carthaginois qui combattit l’Empire romain pendant les guerres puniques. Donner des prénoms d’Africains célèbres fait partie de ces petites résistances symboliques qui se déploient quand la domination coloniale semble encore invincible.

Né en Guinée, Cabral poursuit sa scolarité au Cap-Vert. Il y est le témoin de la terrible sécheresse de 1941 qui, suivie d’une interminable famine, se solde par la mort de près de 50 000 personnes entre 1941 et 1948 (plus du tiers de la population), dans l’indifférence totale des autorités portugaises. Ce n’est donc pas un lycéen naïf qui débarque au Portugal en 1945 pour y mener des études d’agronomie. Rapidement, et parce qu’il faut bien « se refaire une famille », comme le soulignera son futur compagnon d’armes, l’Angolais Mário de Andrade3, Cabral se rapproche des autres Africains présents à Lisbonne.

Ceux-ci se retrouvent en particulier à La Casa dos Estudantes do Império (CEI). Créée en 1933, cette institution a pour objectif d’aider – et de contrôler… – les étudiants originaires des colonies. Elle est un lieu où se rencontrent la plupart des futures figures nationalistes des colonies portugaises. […] Bien vite, le groupe d’étudiants africains qui commence à se structurer et à s’accoutumer aux règles de l’action clandestine se sent à l’étroit et mal à son aise dans cette CEI qui, en plus d’être étroitement surveillée par la police, accueille de surcroît les enfants de colons qui font leurs études à Lisbonne. En 1951, ils créent clandestinement le Centro de Estudos Africanos (CEA), avec pour objectif de promouvoir la culture des peuples noirs colonisés et de diffuser les créations artistiques africaines. C’est par le biais de ce centre qu’une relation est établie avec les courants parisiens de la « négritude ». En 1953, cinq membres du CEI contribuent ainsi au numéro spécial de la revue Présence africaine intitulé « Les Étudiant noirs parlent ».

 

Le choix du retour

 

[…] Le retour de Cabral en Afrique est un choix politique autant qu’un choix de vie. Il renonce à un poste de chercheur à la station agronomique de Lisbonne pour un emploi d’ingénieur de deuxième classe en Guinée. Il théorisera plus tard ce renoncement personnel aux avantages matériels dans l’une de ses thèses les plus célèbres, celle du « suicide de classe » de la petite bourgeoisie.

En attendant, son expérience au sein des services de l’exploitation agricole et forestière, où il est chargé du recensement agricole, lui permet de sillonner la Guinée, pendant deux ans, et d’observer le fonctionnement sociopolitique des populations locales. Grâce à ce travail d’observation et à l’abondante documentation à laquelle il a accès, Cabral peut étudier les positions des différentes composantes de la société guinéenne à l’égard des forces coloniales. Ces matériaux s’ajoutent à ceux recueillis sur le Cap-Vert au cours d’un travail de recherche effectué pendant ses études d’agronomie. Au sortir du recensement, il est profondément imprégné de la réalité et de la diversité du pays et de ses habitants. Ces observations lui permettront plus tard de proposer une analyse subtile des sociétés guinéenne et cap-verdienne et d’élaborer une stratégie de lutte adaptée à la réalité concrète.

Les préoccupations de Cabral sont en effet concrètes : il est rentré au pays pour organiser un mouvement nationaliste. Dès 1954, il tente de créer une association sociale, culturelle et sportive à Bissau, capitale de la Guinée portugaise. L’administration coloniale ne s’y trompe pas : elle rejette la demande de création de l’association et oblige Cabral à quitter le territoire guinéen (où il n’est autorisé à revenir qu’une fois par an). Il est de nouveau contraint à l’exil à Lisbonne. Pendant les quatre années qui suivent, de 1954 à 1958, il travaille pour plusieurs compagnies agricoles, ce qui lui permet de faire de longues missions en Angola et d’en profiter pour renouer avec ses connaissances angolaises. […]

 

Les débuts difficiles du PAIGC

 

Hors de Guinée, Cabral ne peut pas participer, en 1955, à la création de la première organisation nationaliste guinéenne, le Mouvement pour l’indépendance nationale de la Guinée (MING). Initiée par Rafael Barbosa, l’expérience du MING, rapidement dissous, est éphémère. Lors de son séjour annuel en Guinée, en septembre 1956, Cabral est en revanche à l’initiative, avec cinq autres militants, de la création du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), dont il est désigné secrétaire général.

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Saïd Bouamama

Source : Afriquexxi.info (Le 16 janvier 2023)

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