L’anonymat sur les réseaux sociaux est-il un facteur de liberté ?

« Le divan du monde ». Dans cette chronique, la psychanalyste s’appuie sur vos témoignages et questionnements pour décrypter comment l’état du monde percute nos vies intimes.

Le Monde  – La possibilité de cacher son identité dans l’espace public, en s’y présentant sous un pseudonyme, a toujours eu deux fonctions, très différentes. Elle permet à ceux qui doivent, pour parler ou agir, braver des interdits de (tenter) d’échapper à la répression qui menace leur liberté, leur emploi ou leur vie. Les militants, les résistants comme les lanceurs d’alerte peuvent – et c’est heureux – en user. Mais elle a aussi une autre fonction, moins noble, celle de permettre d’accomplir, en restant caché, des actes qui portent préjudice aux autres : dénonciations, harcèlement, diffamation, appels à la haine.

Ces deux possibilités sont à l’œuvre aujourd’hui sur les réseaux sociaux, et la seconde, qui génère de nombreux débats, conduit beaucoup d’intervenants à demander la suppression du « pseudonymat ». Notre propos n’est pas de prendre parti sur ce point, mais d’interroger ce que la possibilité du masque (autrement dit le pseudonyme) peut provoquer dans les têtes, et notamment dans celles des plus jeunes.

Que représente, psychologiquement, le recours à un pseudonyme ?

Les tenants du recours aux pseudonymes sur les réseaux s’appuient en général sur deux arguments. Ils contestent d’abord l’impunité que ces alias donneraient aux auteurs d’infractions, en rappelant qu’il est possible aux autorités de rechercher l’identité qu’ils cachent. C’est incontestable, mais il n’en reste pas moins que, même sans leur donner, dans la réalité, l’impunité, les pseudonymes accroissent certainement les fantasmes d’impunité de ces auteurs. Ils ne sont pas en effet sans connaître les difficultés d’une telle recherche ; difficultés qui, majorant l’impuissance de leurs victimes, peuvent d’ailleurs renforcer leur propre sentiment de toute-puissance.

Mais certains défenseurs du recours aux pseudonymes évoquent aussi la liberté que ces alias donneraient à des gens qui, si cette possibilité leur était refusée, n’oseraient pas s’exprimer sur les réseaux. Et cet argument mérite que l’on s’y arrête, car la liberté que ces défenseurs invoquent n’est pas sans poser question.

Les entraves à la liberté d’un être sont en effet de deux ordres : elles peuvent être extérieures à lui, réelles, et l’exposer de ce fait à des dangers qui le sont tout autant. Mais elles peuvent aussi être intérieures, fantasmatiques, et néanmoins aussi effrayantes et génératrices de souffrances pour lui que si elles l’exposaient à des risques réels.

Certaines personnes, par exemple, disent la peur qu’elles ont toujours d’exprimer, même face à des proches, et même sur des sujets anodins, leur opinion. Elles souffrent de ne pas réussir à manifester, par un « je » qui les différencie des autres, leur singularité, et attribuent souvent cette impossibilité à leur « personnalité ». Pour découvrir, en analyse, que cette peur s’est en fait construite en eux dans leur enfance, du fait par exemple de parents qui, décidant tout à leur place, ont nié leur droit à la parole. Mettant en place un interdit que leurs enfants ne pouvaient franchir sans les mécontenter, ces parents les ont contraints au silence, mais aussi, par là même, empêchés de faire le chemin que tout être doit faire pour oser parler. La parole en effet – la langue française le dit – se « prend ». Et, s’agissant de la question du pseudonyme et de la liberté, cette notion est essentielle.

« Prendre » la parole suppose en effet que l’on assume cette parole face aux autres, mais aussi face à soi-même ; c’est-à-dire – s’ils ont existé – face aux fantômes, toujours actifs en soi, des interdicteurs de l’enfance. Et si l’on pose les choses de cette façon, les interrogations affluent : peut-on se dire libre si, parlant masqué, on ne l’assume pas ? Et de qui se cache-t-on alors ? Des autres ? De soi-même ? De ses fantômes ?

De plus, le pseudonyme permet de se présenter comme un autre, mais qui est cet autre auquel un auteur délègue la responsabilité de ses propos ? A quoi renverrait, sans que cet auteur le sache, le nom qu’il choisit de se donner ? Et comment son existence influe-t-elle sur le contenu de son discours ?

Cette liberté sous un masque ne peut-elle pas être un premier pas vers une liberté sans masque ?

Elle peut certainement l’être, mais un changement aussi important suppose de faire un chemin qui est difficile, et que le fonctionnement des réseaux sociaux peut rendre encore plus ardu.

Ces réseaux peuvent en effet donner à l’identité de « l’autre du pseudonyme » une réalité telle qu’il deviendra difficilement envisageable de l’abandonner. Ils peuvent permettre à celui qui s’y exprime de découvrir, sous son masque, des jouissances auxquelles il ne serait sans doute pas, sans masque, autorisé ; et qui peuvent lui devenir essentielles.

Jouissance à se jouer, grâce au masque, de l’autre, à le mettre en échec, à le tromper. Jouissance à se livrer sans retenue à ses pulsions : à clamer, sans aucune limite, sa haine meurtrière, ou ses fantasmes sexuels les plus inavouables.

Et surtout on peut, s’agissant de propos malveillants, faire sur les réseaux l’expérience du sentiment de toute-puissance que donne le fait d’agir en masse, sur un mode qui n’est pas sans évoquer parfois une horde, une meute qui traque sa proie.

 

 

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Source : Le Monde 

 

 

 

 

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