Le Monde – Reportage – Le mardi 6 décembre, la maison présentait son défilé Métiers d’art dans la capitale sénégalaise, devenant la première marque de luxe à dévoiler une collection en Afrique noire. Une collection où le Sénégal infuse avec délicatesse les silhouettes.
Il y a encore quelques mois, le large parvis de l’ancien palais de justice de Dakar servait aux moniteurs d’auto-école à enseigner l’art du créneau. Ce mardi 6 décembre, à 16 heures, il n’est plus question de cours de conduite : Chanel, qui a rénové le bâtiment cette année, y organise son défilé Métiers d’art 2022-2023. Sur le parvis arrivent des clientes en total look double C, des journalistes français, anglais ou américains, ainsi que des célébrités telles que Pharrell Williams, Naomi Campbell, Caroline de Monaco et sa fille Charlotte Casiraghi. Mais, pour une fois, ce petit monde qui peuple d’ordinaire les défilés parisiens est minoritaire. Parmi les 850 invités, on compte 550 artistes, designers, étudiants, journalistes ou personnalités politiques africains ou sénégalais − telle Marème Faye Sall, première dame du Sénégal, entourée de quatre ministres.
Les temps changent, et le luxe avec. Depuis 2020, les crises mondiales s’empilent en même temps que la croissance du secteur s’envole, poussant les marques de luxe à redéfinir leur rôle au sein de la société : elles ont fourni du matériel de première nécessité pendant la crise due au Covid-19, ont été sommées d’émettre une opinion politique après la mort de George Floyd en juin 2020, sont attendues comme des acteurs (encore théoriques) d’une transition écologique de plus en plus pressante. En 2022, l’idée que les mastodontes du luxe peuvent se contenter de vendre des sacs ne va donc plus de soi.
L’incroyable vigueur économique de Chanel, qui a annoncé en mai 2022 un chiffre d’affaires de 14,5 milliards d’euros, explique peut-être aussi que la griffe ait fait le choix d’entreprendre ce qu’aucune autre marque de luxe occidentale n’a osé faire auparavant : organiser un défilé de mode en Afrique noire, où Chanel n’a ni lien historique, ni boutique, ni le projet d’en avoir dans un futur proche. « C’est dans les valeurs de la maison d’être curieux, d’aller là où on n’a rien et où on a besoin de tout apprendre », défend Bruno Pavlovsky, président des activités mode de Chanel.
Pas de droit à l’erreur
La genèse de ce projet remonte à 2019, un peu avant la tempête Covid. Virginie Viard, directrice artistique de Chanel, fait part de son envie d’aller défiler en Afrique. L’idée est encore floue, elle a en tête des images de sapeurs congolais (qui pratiquent l’art de bien s’habiller, à la manière de dandys) et des échos intéressants des scènes artistiques de Dakar, d’Abidjan, de Lagos.
Après investigations, le choix se porte sur Dakar : « J’avais envie de quelque chose de très pur, du cœur, de la chaleur humaine… Quand j’ai découvert la ville et l’ancien palais de justice laissé à l’abandon depuis 1992, même s’il a parfois abrité depuis la Biennale d’art contemporain, ce fut une évidence », détaille Virginie Viard. « Dakar est riche en culture, c’est une ville qui vit, qui a de l’avenir et de l’espoir », confirme l’actrice sénégalaise Rokhaya Niang, invitée du défilé. Par ailleurs, le Sénégal est francophone, jouit d’une relative stabilité politique, avec à sa tête le président sénégalais, Macky Sall, dont Emmanuel Macron a salué la réélection en mars 2019.
S’il n’y avait pas eu le Covid-19, Chanel aurait organisé le défilé bien plus tôt, sans doute en 2020. Mais la pandémie a forcé la maison à repousser le projet, et à le fignoler, ce qui s’avère finalement être une chance. Car sur un événement aussi singulier, la griffe de luxe n’a pas le droit à l’erreur : la moindre maladresse dans ce pays en développement, où cohabitent un vrai dynamisme et une grande pauvreté, lui vaudrait des critiques de néocolonialisme et d’appropriation culturelle.
Ainsi, au fil des mois, une cinquantaine de collaborateurs de Chanel, dont Bruno Pavlovsky, le président des activités mode de la marque, ont fait régulièrement le voyage à Dakar pour travailler étroitement avec des acteurs locaux (comme l’Institut fondamental d’Afrique noire, institut de recherches en sciences et sociologie), mais aussi avec l’ambassade de France, afin d’établir un programme d’échanges culturels et économiques avec le Sénégal, qui donne à sa venue une légitimité. « Je voulais que le défilé se déroule en douceur, sur plusieurs jours d’échanges profonds, respectueux », explique Virginie Viard.
Dans le cadre de son défilé Métiers d’art, Chanel a organisé un rendez-vous littéraire le 5 décembre, dans l’ancien palais de justice de Dakar. De gauche à droite : Rokhaya Niang, Charlotte Casiraghi, Marie NDiaye et Fanny Arama.
Le volet culturel occupe une place centrale, à la hauteur de la réputation effervescente de Dakar. Il prend la forme d’un circuit pour faire visiter les galeries d’art de la capitale. Mais aussi d’un superbe spectacle de danse sur les marches de l’ancien palais de justice par l’Ecole des sables (centre international de formation et de création en danses traditionnelles et contemporaines d’Afrique) et le chorégraphe Dimitri Chamblas. En amont du défilé, une table ronde littéraire a fait dialoguer l’autrice Marie NDiaye et l’actrice Rokhaya Niang. A l’instar de cette dernière, du rappeur Nix ou du performeur Mbaye Diop, la plupart des artistes mis en lumière sont sénégalais. Mais la programmation reste ouverte : le réalisateur français d’origine malienne Ladj Ly a par exemple signé une série de courts-métrages sur la préparation de l’événement (avec les écoles Kourtrajmé de Montfermeil et Dakar).
Temporalité longue
Pour le volet artisanal, plutôt que de demander à des artisans locaux de travailler sur la collection Métiers d’art, Chanel a favorisé des initiatives qui s’inscrivent dans une temporalité plus longue : le 19M, qui rassemble à Paris les ateliers des métiers d’arts Chanel et un espace musée, se délocalisera à Dakar pour trois mois en janvier 2023. Le lieu accueillera des ateliers de création, des discussions, une exposition d’œuvres textiles françaises et sénégalaises anciennes ou spécialement créées pour l’occasion.
Enfin, Chanel compte aussi s’attaquer au volet environnemental en soutenant des agriculteurs de Saint-Louis et de Casamance soucieux de la santé des sols, en développant à la fois l’entrepreneuriat social pour lutter contre la pollution plastique et une filière de coton régénératif. Un programme « vert » louable, mais sur lequel la maison ne donne pour l’instant que peu de précisions.
Le final du défilé Métiers d’art 2022-2023.
Quoi qu’il en soit, on n’a jamais vu une marque de mode se soucier autant de l’impact de son défilé dans le pays hôte, et ces initiatives sont reçues positivement dans les milieux concernés. « Ce défilé positionne le Sénégal comme un pôle créatif, c’est une belle opportunité de soft power pour la culture sénégalaise », estime Laureen Kouassi-Olsson, qui a lancé un fonds d’investissement pour soutenir les marques de mode et de luxe en Afrique.
« La présence de Chanel offre aux créateurs de Dakar une reconnaissance de leur travail et apporte une ouverture sur l’international qui peut nourrir la création », affirme de son côté Malick Ndiaye, conservateur du Musée Théodore-Monod d’art africain. Un point de vue confirmé par Aloyse Diouf, directeur des manufactures des arts décoratifs de Thiès (est du Sénégal), à qui Chanel a commandé un tapis ornemental pour l’expo du 19M : « Leur demande sort du cadre dans lequel nous avons l’habitude de travailler et nous force à innover », se réjouit-il.
Source : Le Monde
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