« La géomancie est une forme de divination qui permet de domestiquer l’avenir »

La géomancie, technique destinée à deviner l’avenir, entretient un rapport intime avec certaines de nos pratiques ordinaires et des créations littéraires fondées sur des machines à histoires, explique l’anthropologue Dominique Casajus, qui dévoile dans son dernier livre la parenté inattendue entre ces activités de l’esprit d’apparence éloignées.

Le Monde  – Le désir de deviner l’avenir semble parcourir toutes les sociétés humaines. Parmi les arts divinatoires, l’un d’eux repose sur un procédé relevant de l’arithmétique : la géomancie. Celle-ci désigne les techniques de divination – soit le fait de prédire l’avenir ou de deviner des choses cachées – consistant à interpréter des figures formées par des éléments tels que des cailloux ou du sable.

L’anthropologue Dominique Casajus, grand spécialiste des Touareg – il est notamment l’auteur de Gens de parole. Langage, poésie et politique en pays touareg (2000) et de L’Alphabet touareg (2015) – a découvert et étudié auprès d’eux un système de divination ancestral dans les années 1980.

 

Dans son nouvel ouvrage Le Hasard mode d’emploi (Editions de l’EHESS, 196 pages, 13,80 euros), ce directeur de recherches émérite au CNRS suit un sentier inattendu. Il rapproche cette tradition touarègue de géomancie, mais aussi celle des Arabes et des Chinois, de pratiques et de constructions intellectuelles qui ont toutes en commun de s’en remettre à une arithmétique pour manipuler le hasard – dont l’étymologie arabe, « az-zahr », signifie à l’origine un dé ou un jeu de dés.

Ce polytechnicien de formation, qui s’est aussi intéressé à la tradition poétique (L’Aède et le troubadour. Essai sur la tradition orale, CNRS éditions, 2012) et à des figures spirituelles connues (Charles de Foucauld. Moine et savant, CNRS éditions, 2009), propose ainsi d’abattre les cloisons de l’espace et des pratiques pour dévoiler des parentés surprenantes.

Votre livre « Le Hasard mode d’emploi » tisse des ponts inattendus entre notre culture européenne littéraire et philosophique et des traditions ancestrales de géomancie. Quel cheminement vous a conduit à ces rapprochements ?

Dominique Casajus : J’ai laissé mûrir ce livre très longtemps. A mon âge [Dominique Casajus est né en 1950], dégagé des conventions académiques, j’ai laissé courir ma recherche comme elle voulait. Le point de départ est lointain, puisqu’il remonte à ma rencontre décisive avec Ghabdallah, en 1984 à Agadez, dans le nord du Niger, lors d’une immersion auprès des Touareg. Ce jeune géomancien, qui tirait ce savoir de sa grand-mère, a gentiment accepté de collaborer avec moi en m’expliquant comment il créait des séquences de signes et les interprétait.

Les Touareg – vivant au Niger, mais aussi au Mali et dans le sud de l’Algérie – pratiquent une forme particulière de géomancie, appelée « igezan », qui consiste à produire et interpréter un certain nombre de figures. Il m’a donc fallu comprendre la loi de correspondance entre les séquences de signes et leurs interprétations. J’ai publié les résultats de ce travail neuf ans après cette rencontre [« Un document sur la géomancie touarègue », publié dans l’ouvrage collectif A la croisée des études libyco-berbères, Paul Geuthner, 1993] puis les ai prolongés dans ce livre.

Personne n’échappe à une forme de divination prosaïque

Au fil du temps, j’ai rapproché cette pratique d’autres géomancies ancestrales, arabe et chinoise. Mais j’ai surtout été saisi par la proximité entre ces traditions et la façon dont des procédés comparables ont pu être utilisés par certains écrivains célèbres. Comme Italo Calvino (1923-1985) qui, dans son Château des destins croisés (1969), utilise également un jeu combinatoire – à partir des cartes de tarot – pour fabriquer des histoires ou des éléments d’histoire. Philip K. Dick (1928-1982) fait de même dans son chef-d’œuvre qu’est Le Maître du Haut Château (1962), en se fondant sur le Yi-King chinois.

Des philosophes ont eux aussi cherché à créer des machines à penser, comme le Catalan Raymond Lulle (1235-1315), qui a tenté de construire une roue intégrant la totalité des questions métaphysiques possibles, et l’Allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), qui a cru dans sa jeunesse pouvoir réduire l’ensemble des combinaisons de pensées à une sorte de catalogue primitif. Ces grands esprits ont eu la même idée que mon devin touareg : mettre l’arithmétique au service de systèmes destinés à déchiffrer le monde.

Vous citez d’ailleurs un passage saisissant de la philosophe Simone Weil (1909-1943) : « L’homme a toujours tenté de se donner à lui-même un univers fermé, limité, rigoureusement défini […]. Entre un système défini de possibles et la divination, il y a une parenté naturelle. Il y a aussi une parenté naturelle entre de tels systèmes et la science. » De quelle nature est cette « parenté naturelle » entre divination et science ?

Mon propos porte sur un type précis de divination, répondant à une arithmétique et non à une inspiration pure. Il existe une affinité naturelle entre certaines opérations formelles en mathématiques et les procédés utilisés par les devins.

En général, l’opération arithmétique qui entre en jeu est celle de la division : le géomancien manipule un nombre fini d’éléments (bâtons tracés sur le sable, graines, etc.) et interprète le reste obtenu après la division par un certain nombre entier. Par exemple, s’il est parti de treize éléments et a divisé ce treize par deux, il aura obtenu le quotient six et le reste un, et c’est ce un qu’il interprétera.

 

Par exemple, dans le cas de mon devin touareg, Ghabdallah invite le consultant, accroupi face à lui, à poser à trois reprises sa main droite sur le sable – la terre étant censée dire la vérité. Après avoir tracé deux rangées de traits sur le sable dont le nombre varie selon son inspiration, et les avoir effacés deux à deux, il va interpréter le reste, qui est égal à un ou à zéro selon que les traits étaient en nombre pair ou impair.

Cette opération, qui lui permet de déterminer un signe, est renouvelée six fois. Chacune des six étapes de la séquence correspond à une fonction : sujet, action, circonstance de lieu ou de temps, etc. Cet ensemble de six signes est alors lu comme une petite intrigue que le géomancien décrypte.

Lors de ma première consultation avec Ghabdallah, celui-ci m’avait prédit que j’aurais prochainement des ennuis à cause d’un document écrit ; le hasard a conduit à ce que je me retrouve le soir même au poste pour une question de papiers !

Vous expliquez que la divination offrant deux réponses possibles a un « statut privilégié », qui se retrouve dans des formes prosaïques de notre quotidien. Serions-nous tous géomanciens sans le savoir ?

La division par deux constitue la forme la plus élémentaire de divination car elle offre un oracle clair : oui ou non. De nombreux systèmes divinatoires primitifs fonctionnent sur cette base binaire. Cicéron (106-43 av. J.-C.) rapporte par exemple le cas d’un général romain qui présentait des grains à ses poulets sacrés. S’ils en mangeaient, la bataille serait favorable ; s’ils les dédaignaient, les circonstances seraient mauvaises.

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) fournit un autre exemple amusant. Angoissé dans sa jeunesse par son Salut, il raconte dans Les Confessions (1765-1770) avoir lancé une pierre contre un arbre pour connaître son destin : sauvé s’il le touchait, damné s’il le ratait – il parviendra finalement à toucher le tronc, précisant qu’il avait eu « soin de le choisir fort gros et fort près ».

Cette forme de divination prosaïque, je crois que personne n’y échappe. Je suis persuadé que chacun a ses petits trucs ; personnellement, il m’arrive par exemple de me dire que telle chose va se produire si le bonhomme reste vert lorsque j’arrive au bout d’un passage piéton. Nous connaissons d’ailleurs tous de nombreuses formes de divination rudimentaire, comme tirer à pile ou face pour répondre à un « oui ou non », ce qui équivaut au principe de la division par deux.

 

Lorsque les enfants font un « Am stram gram, pic et pic et colégram » pour laisser au hasard le soin de choisir un protagoniste, c’est à une division par dix qu’ils procèdent pour désigner le reste – celui qui tombe en dernier. L’effeuillage de la marguerite – « un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout » – fonctionne sur le même principe, avec une division par cinq : il s’agit d’un procédé aléatoire permettant de répondre à une question en faisant apparaître le résultat grâce au hasard.

Dans votre livre, vous vous intéressez à trois traditions de géomancie : touarègue, arabe et chinoise. Ont-elles des points communs ?

D’un point de vue mathématique, ces trois traditions fondent leur interprétation sur ce qui reste après la division par un certain entier d’un nombre tiré au hasard. Cela est matériellement effectué au moyen de tiges d’achillée pour les Chinois et de traits au sol chez les Arabes et les Touareg. Il n’est pas exclu qu’un contact historique entre divination arabe et touarègue ait existé, et que sous l’influence de lettrés arabes les seconds aient sophistiqué un système antérieur et plus élémentaire.

Quant à une influence chinoise sur les Arabes par l’intermédiaire des Indiens et des Perses, l’hypothèse a été formulée, mais rien ne permet de trancher. Quoi qu’il en soit, ces trois procédés de géomancie, dont les niveaux de complexité diffèrent, fonctionnent sur des unités de lecture fondées sur une division par deux.

 

Dans le cas chinois, par exemple, l’interprétation se base sur les soixante-quatre hexagrammes du Yi-King, dont les composantes ne peuvent avoir que deux valeurs possibles : chaque trait est soit brisé, soit continu. Cela renvoie à la forme primale de divination, qui a d’abord pour fonction de dire « oui » ou « non ».

Comment interprétez-vous cette présence de la géomancie dans de si nombreuses cultures, que ce soit sous les formes traditionnelles que vous avez observées ou des pratiques les plus prosaïques, comme l’effeuillage d’une marguerite ?

Le hasard mis en jeu par les géomanciens nous met face au même genre d’incertitude que le futur. Si vous faites apparaître un nombre au hasard, vous ne savez pas a priori quel sera le reste dans sa division par deux, par trois, par cinq : on reste dans l’incertitude, tout en l’encadrant par des opérations arithmétiques simples. C’est une façon de domestiquer l’avenir.

Les modèles mathématiques par lesquels les spécialistes essaient d’anticiper les événements (climatiques, économiques, sanitaires…) ne jouent-ils pas un rôle comparable ? Si terribles que soient les graphiques et les chiffres qu’ils mettent sous nos yeux, ils peuvent nous aider à surmonter l’angoisse de la page encore blanche de l’avenir.

La géomancie arabe est plus complexe que les systèmes chinois et touareg, dites-vous. Comment fonctionne cette « science du sable »  ?

La géomancie arabe est aujourd’hui encore très pratiquée, dans le monde arabe et persan, mais aussi en Afrique et jusqu’à Madagascar. Attestée par de nombreux traités latins, occitans ou byzantins, elle a directement marqué l’Europe médiévale depuis au moins le XIIe-XIIIsiècle, sans doute sous l’influence d’un texte resté fameux, le Livre de la discrimination des principes de la science du sable, attribué à Muhammad al-Zanâti.

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Youness Bousenna

Source : Le Monde 

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