Au Maroc, les mille et une incarnations d’Asmaa El Arabi

Humoristes africains (2/7). Dans des vidéos publiées sur les réseaux sociaux, la jeune femme met en scène une myriade de personnages caricaturaux inspirés de la société marocaine.

Le Monde – Assise dans un coin du salon, elle épiait. Il y avait les tantes hystériques, les copines loufoques, les cousins comiques. Il y avait celles qui se plaignaient de leur cellulite, celles qui dissertaient sur les tenues du dernier mariage, celles qui racontaient les problèmes de couple des voisins dans les moindres détails… Vingt ans plus tard, Asmaa El Arabi n’a rien oublié de ces moments-là : « J’avais 7 ans et dans la maison familiale, j’observais ce souk de confessions. Ça parlait fort, sans filtre, ça criait ! »

Au Maroc, cette habitude de surveiller la vie des autres, d’être à l’affût du moindre potin, porte un nom : « tberguig ». Un « sport national » dont Asmaa El Arabi est devenue championne. Elle en a fait un concept humoristique – et son nom de comédienne.

 

« The Tberguig » a aujourd’hui 29 ans et elle demeure aux aguets. Au Maroc, l’humoriste est célèbre pour ses vidéos publiées sur les réseaux sociaux, où elle incarne une myriade de personnages caricaturaux inspirés de tous les milieux. Sur Instagram, ils sont plus de 450 000 à suivre ses sketchs qui mettent en scène, avec beaucoup d’autodérision, de légèreté et de tendresse, les traits les plus familiers de la société marocaine.

 

Le séducteur, l’hôtesse de l’air, la youtubeuse…

 

Elle interprète Jad, le séducteur. Sourire grivois, sourcil levé, regard qui déshabille : tout dans son attitude évoque la drague lourdingue, y compris ses répliques : « J’espère que tu te portes bien. Et que tu ne portes rien… » Incarnée avec autant de justesse, Aziza, fan inconditionnelle de son fils, son « Rachid de guerre ». Et puis il y a la riche et méprisante Karima, le Français qui « tient un riad dans la médina », l’hôtesse de l’air à la RAM-asse (RAM, pour Royal Air Maroc), la femme de ménage, l’intérimaire en centre d’appels, la youtubeuse et ses tutos beauté…

 

Tellement de visages que lorsqu’on rencontre Asmaa El Arabi en chair et en os à Casablanca, c’est comme si on découvrait le sien pour la première fois. La jeune femme n’a rien de loufoque. Elle semble plutôt posée, réfléchie, sans chichi, consensuelle. Elle explique que ce qui la passionne, c’est de « rentrer dans le caractère et la psychologie des gens ».

Asmaa El Arabi n’aime pas parler de politique, ni de religion, ni d’aucun sujet qui fâche. « Ce n’est pas mon registre, dit-elle. L’important pour moi est d’avoir un humour inclusif et fédérateur. C’est de parler de ces petites choses banales de notre quotidien auxquelles on peut tous s’identifier, de capter nos travers et d’en rire ensemble. Parce que l’autodérision, c’est une thérapie collective ! »

 

Le conformisme n’est pas ce qui la caractérise pour autant. Issue de la bourgeoisie casablancaise, Asmaa El Arabi s’est d’abord lancée dans la voie toute tracée à laquelle la prédestinait son milieu d’origine : lycée français, classe prépa, école de commerce. Jusqu’à ce qu’elle renonce, à la dernière minute, à un poste dans un cabinet de conseil en finances à Paris. C’était en 2017, elle avait 25 ans. A l’époque, elle avait déjà rencontré son public en publiant, lors de sa dernière année d’études à l’Ecole supérieure de commerce de Rouen, de courtes vidéos sur Facebook et Snapchat.

 

Perruque et queue de sirène fuchsia

 

La première à avoir fait « boum » s’appelait « Welcome to La La Land », en référence au film musical américain sorti en 2016, et s’inspirait du nombre de « la » (« non », en dialecte marocain) que se voit opposer chaque Marocain s’adressant à des taxis, serveurs, employés de préfecture ou à la poste : « Une enveloppe ? Non, on ne vend pas d’enveloppe. On ne fait pas de recommandés, non. Les accusés de réception, non. Même la réception on ne la fait pas. » « Si cette vidéo a pris une telle ampleur, souligne Asmaa El Arabi, c’est sans doute parce qu’elle mettait le doigt sur quelque chose d’évident, de familier, mais que personne n’avait encore verbalisé : ces refus qu’on vous oppose sans motif apparent, parfois simplement pour user de son pouvoir de dire non ! »

Depuis cinq ans, elle enchaîne les vidéos (jusqu’à une par jour). Récemment, elle a partagé l’affiche du court-métrage Chouha, du réalisateur marocain Youssef Lahlou, qui tourne en dérision cette notion si prégnante et anxiogène au Maroc de « honte sociale », à la limite du déshonneur. Elle y joue une jeune mijaurée qui, en se baissant lors d’un rencard, fait tomber sa perruque et se retrouve, face à son prétendant, trois cheveux hirsutes sur le crâne, un bout de salade entre les dents.

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Source : Le Monde (Le 12 juillet 2022)

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