« La guerre en Ukraine va accélérer l’ascension du yuan à l’international et le déclin du dollar roi »

Dans un entretien au « Monde », l’économiste Michel Aglietta explique comment l’émergence des monnaies numériques de banques centrales peut rebattre les cartes du système monétaire international.

 Le Monde – La série de mesures punitives prises par l’Occident contre les institutions financières russes pourrait avoir un effet collatéral : inciter les pays émergents à se détourner un peu plus encore du dollar. Mais aussi accélérer la montée en puissance du yuan, explique l’économiste Michel Aglietta, conseiller scientifique au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii).

 

Dans l’ouvrage qu’il copublie le 20 avril, La Course à la suprématie monétaire mondiale. A l’épreuve de la rivalité sino-américaine (Odile Jacob, 304 pages, 24,90 euros, avec Guo Bai et Camille Macaire), il explique comment la Chine est en passe de bouleverser le système monétaire international.

Les sanctions contre la banque centrale russe pourraient pousser d’autres instituts monétaires à se détourner du billet vert comme devise de réserve. Est-ce la fin de l’hégémonie du dollar ?

La diversification des réserves mondiales de changes a déjà commencé : entre 2001 et 2021, la part du dollar y est passée de plus de 70 % à 59 % seulement. Le poids du yuan est encore limité, mais il monte à grande vitesse, car un certain nombre de pays cherchent à sortir de l’orbite occidentale, en particulier en Asie. Dès lors, la guerre en Ukraine va sans doute accélérer cette ascension du yuan à l’international et le déclin du dollar roi.

 

A court terme, la Chine fera probablement attention à ne pas apparaître comme une aide immédiate et décisive pour la Russie. Toutefois, Pékin raisonne sur le long terme. Son objectif est de renforcer son autonomie et son indépendance à l’égard des Etats-Unis, notamment pour les matières premières et les nouvelles technologies. Or, la Russie exporte des matières premières et des métaux rares, qui sont justement essentiels au développement des high-tech.

S’ajoute à cela le gaz de Sibérie, que Moscou pourrait un jour vendre à la Chine : il n’existe pas encore de connexion le permettant mais, d’un point de vue géographique, cela aurait du sens. Pékin le sait et, en attendant, poursuit le déploiement de sa monnaie numérique.

Quel rôle celle-ci peut-elle jouer dans la montée en puissance du yuan ?

La Chine a une longueur d’avance en la matière, puisque, durant les Jeux olympiques de février, elle a déployé son e-yuan sur tout le territoire. Elle commence maintenant à le développer à l’international, avec le projet « mBridge », une plate-forme de monnaie numérique menée avec Hongkong, la Thaïlande et les Emirats arabes unis, qui permettra d’effectuer les paiements transfrontaliers en temps réel et à moindre coût, car sans intermédiaire.

Une telle « monnaie numérique de banque centrale » [MNBC] change beaucoup de choses, car l’institut monétaire peut contrôler son usage à l’international, c’est-à-dire le montant et le processus de transfert à l’étranger de yuans par des résidents du pays [ce qui n’est pas possible avec le cash ou les virements bancaires classiques]. Un tel contrôle pourrait permettre de limiter une fuite des capitaux en temps de crise financière, par exemple.

En s’appuyant sur l’immense marché de consommation chinois susceptible d’attirer des capitaux étrangers, l’e-yuan pourrait permettre l’internationalisation de la devise chinoise dans les transactions avec les pays participant aux « nouvelles routes de la soie ». Et cela pourrait présager une partition du système monétaire international vis-à-vis du dollar.

Comment le dollar et, avant lui, la livre sterling se sont-ils imposés comme les devises reines des échanges internationaux ?

Pour le comprendre, il faut remonter à 1844, lorsque le gouvernement britannique décide de lier la livre sterling uniquement à l’or : la Banque d’Angleterre a alors le monopole d’émission des billets [pour l’ensemble de l’Empire] et doit détenir une quantité d’or équivalente. Cela, comme la puissance de l’Empire britannique, a fait du sterling la devise-clé des échanges mondiaux jusqu’à la grande dépression des années 1930, où le système monétaire international s’est fractionné, puis la seconde guerre mondiale.

Au sortir de la guerre, Keynes ambitionnait de bâtir un système coopératif et multilatéral. Mais les Américains, dont la puissance était supérieure en tout domaine, ont finalement imposé leur monnaie. En 1944, les accords de Bretton Woods ont en effet instauré un système où seule la valeur du dollar était convertible en or, tandis que les parités entre les devises étaient fixes.

 

Dans les années 1960, les Etats-Unis se sont mis à imprimer des dollars de façon excessive, notamment pour financer la guerre du Vietnam, si bien que la convertibilité en or du billet vert, intenable, a fini par être abandonnée en 1971. Nous sommes alors passés d’un système dollar-or à un système dollar pur.

En quoi est-ce un problème ?

Pour que le système monétaire tourne bien, c’est-à-dire qu’il fournisse la liquidité nécessaire pour assurer le bon fonctionnement du commerce international, il a besoin d’une forme de devise qui ne soit la contrepartie de la dette d’aucun pays. Ce qui n’est pas le cas du dollar.

Ce problème est apparu plus nettement encore dans les années 1980, avec l’essor de la mondialisation néolibérale. Les pays émergents en forte croissance et l’économie mondiale affichant un important besoin de liquidités se sont retrouvés face à une offre de liquidités pilotée par un seul pays, les Etats-Unis. Or, la Réserve fédérale [Fed, banque centrale] américaine ne définit pas sa politique en fonction des besoins en monnaie de la planète, mais uniquement de ceux de son pays. Cela explique pourquoi le relèvement des taux de la Fed peut déclencher de crises financières dans les pays émergents, par exemple. La MNBC peut contribuer à éliminer ce genre de dilemme.

Comment ?

Plusieurs modalités sont possibles, mais, dans les grandes lignes, ces MNBC peuvent renforcer l’autonomie des pays vis-à-vis des flux de capitaux internationaux, car les banques centrales contrôlent directement le code numérique permettant à ces e-devises de circuler.

« Je plaide aujourd’hui pour la création de droits de tirage spéciaux numériques. Ils pourraient devenir une forme de liquidité internationale rompant avec l’hégémonie du dollar », Michel Aglietta

Si l’on imagine un monde où chaque grand bloc dispose de sa monnaie numérique – la Banque centrale européenne a d’ailleurs lancé une expérimentation sur le sujet –, il faudra un protocole numérique commun pour permettre les échanges entre les zones et éviter le chaos monétaire. Voilà pourquoi il est important de réformer en profondeur les règles du système monétaire international.

Pour cela, il existe un outil prometteur : les droits de tirage spéciaux [DTS], créés en 1969 par le Fonds monétaire international – il s’agit d’un instrument monétaire composé d’un panier de devises, visant à compléter les réserves de changes des banques centrales. Je plaide aujourd’hui pour la création de DTS digitaux. Ils pourraient devenir une forme de liquidité internationale rompant avec l’hégémonie du dollar.

Construire de tels « e-DTS » supposerait une coopération rapprochée entre les grands blocs monétaires. Comment l’imaginer, dans un monde où les tensions protectionnistes se renforcent ?

Eviter la fragmentation du système monétaire suppose que l’Occident accepte que le monde est fait de philosophies politiques très différentes. Que les valeurs asiatiques sont fondamentalement éloignées des valeurs occidentales, loin d’être universelles.

Le rapport à l’Etat, à la monnaie, au lien social, n’est pas le même en Europe qu’en Chine, qui a toujours été un empire, et où la souveraineté du peuple ne s’exprime pas par des procédures électorales, comme chez nous. Même au Japon, les relations entre les entreprises et l’Etat passent par des rapports de connaissance réciproques, de relations contractuelles extrêmement complexes, qui n’ont rien à voir avec ce que nous appelons, nous, la démocratie.

« Le projet d’e-euro tel qu’il se préfigure œuvre à préserver la situation des banques »

L’Occident ne peut pas dicter au monde ce que doit être cette dernière. Un système monétaire coopératif implique d’accepter ces différences de philosophie politique et d’instaurer un dialogue des cultures. Sans cela, il sera impossible d’éviter le chaos des devises et impossible de traiter les problèmes majeurs auxquels la planète est confrontée, à commencer par le changement climatique.

Les cryptomonnaies, comme le bitcoin, ne peuvent-elles pas jouer ce rôle d’alternative au dollar ?

Non. Le bitcoin n’est pas une véritable monnaie, car il n’existe pas d’institution spécifique pour protéger sa valeur. D’une certaine façon, il ressemble plus à une œuvre d’art, c’est-à-dire à un actif purement spéculatif, dont la volatilité est potentiellement infinie. Sans parler de son empreinte carbone désastreuse. Des projets comme celui de libra, l’embryon de devise que Facebook a fini par abandonner, et le développement de l’e-commerce, sont bien plus préoccupants que le bitcoin.

 

Pour quelles raisons ?

L’essor de l’e-commerce a mis en avant des acteurs privés, les Big Tech, qui cherchent à devenir des fintech. Les acheteurs transmettent gratuitement leurs données transactionnelles à ces plates-formes commerçantes, qui ont, dès lors, accès, grâce à leurs algorithmes, à une immense base de données leur permettant de connaître et de contrôler finement le comportement des consommateurs. Elles peuvent aussi vendre ces données.

Là encore, les MNBC peuvent éviter les dérives en la matière. Parce qu’avec elles, ce sont les banques centrales qui sont en mesure de garder la main sur les données, grâce au protocole informatique qui les contrôle, et non plus les plates-formes privées d’e-commerce.

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Marie Charrel

Source : Le Monde

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