Justice pénale internationale : une longue quête semée d’obstacles

La Cour de La Haye, qui enquête sur les crimes de guerre commis en Ukraine, est le fruit d’une maturation des sensibilités et des concepts amorcée à la fin du XIXe siècle. Au cours du XXe siècle, marqué par les génocides et les crimes de masse, cette justice a profondément bousculé le modèle traditionnel de la souveraineté.

Le Monde – Ils sont vêtus d’un austère costume-cravate, ils portent sagement leur badge professionnel au revers de leur veste, mais ils applaudissent à tout rompre, debout, tout sourire, comme s’ils assistaient au plus beau concert de l’année. Au coup de marteau final de la conférence de Rome instituant la Cour pénale internationale, « les gens pleuraient, s’embrassaient, montaient sur les tables », raconte son président, Philippe Kirsch. « Voilà deux mille ans, Cicéron faisait observer que lorsque les armes parlent, le droit est muet, proclame alors le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan. Nous pouvons espérer démentir ce triste constat. »

Réunis le 17 juillet 1998 dans la salle où fut signé le traité instituant la Communauté économique européenne (CEE), plusieurs dizaines de pays créent, pour la première fois de l’histoire, une cour pénale internationale permanente chargée de juger les hommes – et non les Etats – qui ont perpétré des génocides, des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre. Destinée à mettre un terme à la culture mondiale de l’impunité, cette juridiction née au crépuscule du XXe siècle représente, souligne alors Kofi Annan, un « immense progrès dans la marche vers l’avènement universel des droits de l’homme et de l’Etat de droit ».

Une vingtaine d’années plus tard, la Cour pénale internationale est toujours là – et elle enquête sur les crimes commis en Ukraine. Installée dans un grand bâtiment situé au bord des dunes de la mer du Nord, à La Haye (Pays-Bas), elle emploie près de 900 personnes originaires d’une centaine d’Etats, recense six langues officielles et compte un bureau de liaison auprès des Nations unies à New York, ainsi que sept bureaux extérieurs – deux en République démocratique du Congo, un en Ouganda, un en République centrafricaine, un en Côte d’Ivoire, un en Géorgie et un au Mali. Saisie à ce jour de 30 dossiers, elle affiche sur son site le calendrier – bien rempli – de ses trois salles d’audience.

Au fil de ces vingt dernières années, la Cour est passée des temps « héroïques » aux temps « prosaïques », résume Antoine Garapon, ancien secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice. Cette inscription progressive dans le paysage international s’est accompagnée d’échecs et de déceptions, au point que sa « radicale nouveauté » a fini par nous échapper, estime le chercheur Joël Hubrecht, coauteur d’Enseigner l’histoire et la prévention des génocides (Hachette, 2009). A l’échelle de l’histoire humaine, insiste-t-il, la justice pénale internationale a fait des « pas de géant » – ne serait-ce qu’en bousculant le modèle traditionnel de la souveraineté.

 

Des chefs d’Etat longtemps intouchables

 

Jusqu’à l’aube du XXe siècle, les chefs d’Etat, même s’ils ordonnent des atrocités, bénéficient d’une immunité totale de juridiction au nom de la souveraineté nationale. « Dans la longue histoire du droit international classique, du XIIIe au XXe siècle, ce principe est considéré comme absolu », souligne en 2008 Monique Chemillier-Gendreau, professeure émérite de droit public et de sciences politiques à l’université Paris-Diderot, dans la revue Projet. Nul n’imagine, à l’époque, que les chefs d’Etats puissent être soumis à l’autorité d’une justice internationale : leurs crimes, si graves soient-ils, ne sauraient être punis.

Parce que le chef d’Etat est la source de toute souveraineté, il ne peut en effet s’incliner devant un droit extérieur. « Dans l’esprit du positiviste pénaliste type de l’Ancien Régime, le souverain ne peut être “criminel”, car il est précisément l’un de ceux qui définissent ce qui est criminel, analyse l’historien Pascal Plas dans L’Immunité (éd. Institut Universitaire Varenne, 2017). Ce n’est qu’à la marge qu’une seconde école avance timidement l’existence d’un “droit naturel extérieur à tout Etat et à toute société” – non sans s’interroger sur le fait que nul ne sait vraiment qui pourrait se poser en héros de ce droit naturel et quelle forme aurait la “communauté supérieure internationale” qui pourrait juger les souverains. »

Toute marginale qu’elle soit, la seconde école dont parle Pascal Plas dispose de glorieux prédécesseurs. « La Bible, le Coran ou l’Iliade s’interrogent déjà sur les interdits destinés à contenir la violence en temps de guerre, explique Joël Hubrecht, responsable de suivi scientifique et de programme à l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice. A partir du XVIe siècle, s’ajoute à ce corpus religieux et littéraire une pensée philosophique consacrée à l’usage de la force : Francisco de Vitoria, qui s’interroge sur la guerre juste, et Hugo Grotius, auteur d’un traité sur la guerre et la paix, posent les bases d’un droit naturel qui doit, selon eux, s’imposer à ce que l’on n’appelle pas encore des Etats. »

Il faut cependant attendre la fin du XIXe siècle pour que cette pensée enfante le rêve d’un tribunal pénal international. La première pierre de cette longue histoire est posée au lendemain de la guerre franco-prussienne (1870-1871) : pour assurer l’exécution du droit international humanitaire qui commence tout juste à émerger – la convention de Genève sur les soins aux blessés et l’immunité des secours date de 1864 –, l’un des fondateurs du Comité international de la Croix-Rouge, Gustave Moynier, propose que les chefs d’Etat qui enfreignent le droit de la guerre soient traduits devant une juridiction universelle permanente.

Parce que la sanction morale infligée par le « tribunal de la conscience publique » ne suffit pas à mettre un frein aux « passions déchaînées », ce juriste suisse rédige, dès 1872, un projet de convention pour la création d’une institution judiciaire internationale. Ce texte de 12 articles ne convainc cependant ni les dirigeants politiques ni les juristes. « L’Institut de droit international qui organise, à partir de 1874, des sessions annuelles sur des thèmes spécifiques, s’intéresse assez mollement au sujet », constate l’historien Pascal Plas. Critiqué en 1872 par les plus grands juristes, le projet est rejeté en 1895 par l’Institut de droit international de Cambridge.

Sans doute est-il trop tôt, en cette fin de XIXe siècle, pour envisager une telle révolution conceptuelle. « Le projet de Moynier heurte frontalement le dogme de la souveraineté nationale, souligne le juriste Thomas Herran. Il est impensable, à l’époque, de déléguer le droit de punir, qui constitue, selon Mireille Delmas-Marty, la marque la plus “éclatante” de la souveraineté, à une instance internationale non étatique. D’autant qu’il n’existe pas encore de loi pénale internationale définissant les infractions, ce qui viole le principe de légalité cher aux juristes – le crime contre l’humanité et le génocide ne seront codifiés qu’après la seconde guerre mondiale. »

 

« Le siècle des génocides »

 

Si Gustave Moynier est un pionnier, c’est parce qu’il perçoit, dès les années 1870, qu’une nouvelle conscience morale est en train de naître. « Le tournant du siècle est marqué par une sensibilité démocratique naissante à l’horreur et à la cruauté de la guerre, analyse Antoine Garapon. Avec ses 10 millions de morts, la “boucherie” de 1914-1918 constitue un tournant : il ne s’agit plus d’un affrontement de combattants circonscrit aux champs de bataille mais d’une guerre totale qui mobilise des millions de soldats et de civils et qui, en détruisant les villes et les cathédrales, s’en prend à la notion même de civilisation. »

Cette conscience morale se consolide pendant le « siècle des génocides ». « Lors des conflits du XXe siècle, notamment la seconde guerre mondiale, les armées commettent des crimes de masse d’une ampleur radicalement nouvelle, poursuit l’auteur de Des crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner (Odile Jacob, 2002). Cette barbarie est de plus en plus mal acceptée, au point que la souveraineté nationale cesse d’être la seule autorité interprétative du mal. Au XXe siècle, et c’est une grande nouveauté, la violence se comprend, non plus seulement à partir de l’Etat, mais aussi à partir de l’atteinte irrémédiable à la dignité humaine que représente le corps blessé de la victime. »

Pour la diplomate australienne Coral Bell (1923-2012), cette lente et profonde mutation des sensibilités représente un véritable « tournant normatif » (normative shift). « En prêtant une attention nouvelle aux petits et aux faibles, les sociétés occidentales du XXe siècle réévaluent, à l’aune de la dignité humaine, tous les montages symboliques de la souveraineté, ajoute Antoine Garapon. Cette transformation majeure des attentes sociales est la source première de la justice pénale internationale : aujourd’hui, le référent ultime des droits n’est plus la puissance du souverain en majesté du XIXe siècle, mais la souffrance des victimes des crimes de masse du XXe siècle. »

Au lendemain de la guerre de 1914-1918, cette conscience morale encore embryonnaire laisse une empreinte dans le traité de Versailles. Pour la première fois de l’histoire, la justice est chargée, à la fin d’un conflit, de tempérer les excès de la souveraineté : au nom « des principes les plus élevés de la politique entre les nations » et du « respect des obligations solennelles et des engagements internationaux ainsi que de la morale Internationale », le texte signé dans la galerie des Glaces prévoit la comparution de Guillaume II de Hohenzollern devant un tribunal international « spécial » pour offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités.

Le procès n’aura jamais lieu – les Pays-Bas refusent d’extrader l’ancien empereur d’Allemagne – mais en ce début de XXe siècle, l’idée d’une justice pénale internationale commence à prendre forme. « On ne comprendrait pas qu’une atteinte à la paix du monde demeurât sans sanction », estiment ainsi, en 1919, les professeurs de droit Albert de La Pradelle et Ferdinand Larnaude au sujet du procès de Guillaume II. « Pour prononcer la peine solennelle et purificatrice réclamée par la conscience publique, poursuivent-ils, il faut une juridiction plus élevée, des débats plus retentissants, une scène plus grande » qu’une simple cour d’assises ou un conseil de guerre.

Cette réflexion se poursuit à bas bruit pendant l’entre-deux-guerres. Au lendemain du premier conflit mondial, la toute jeune Société des nations (SDN) imagine ainsi une cour permanente chargée de juger « les crimes contre l’ordre public international et le droit des gens universel » – une convention est même signée à Genève en 1937 –, mais les esprits ne sont pas encore mûrs. Si le juriste Vespasian Pella rédige, en 1935, le plan d’un code répressif mondial, si ses confrères Raphaël Lemkin et Hersch Lauterpacht élaborent les notions de génocide et de crime contre l’humanité, le respect de la souveraineté nationale reste, à l’époque, un dogme incontournable.

 

Il faut attendre la déflagration de la seconde guerre mondiale pour que l’Occident ouvre un nouveau chapitre dans les relations qu’entretiennent la justice et la souveraineté. Ce conflit, qui engendre l’un des plus grands génocides de l’histoire et provoque la mort de plus de 50 millions de personnes se clôt sur un geste sans précédent : accusés de complot, de crimes contre la paix, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, 24 dignitaires du IIIe Reich comparaissent en 1945-1946 devant le tribunal militaire de Nuremberg. A Tokyo, 28 criminels de guerre japonais sont traduits, de 1946 à 1948, devant le tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient.

 

Nuremberg, moment fondateur

 

Organisé par les puissances victorieuses – les Etats-Unis, l’URSS, le Royaume-Uni et la France –, Nuremberg, qui est « unique dans les annales du droit mondial », selon son président Geoffrey Lawrence, constitue le moment fondateur de la justice pénale internationale. Il marque symboliquement la fin de l’irresponsabilité pénale des chefs d’Etat : en temps de guerre, le droit humanitaire international doit désormais devenir le « langage commun de l’humanité », selon le mot de la juriste Mireille Delmas-Marty. « Nuremberg est à la fois une première et un tournant », résume Thomas Herran, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’université de Bordeaux.

Au travers du procès de Nuremberg, le monde exprime « son horreur face à ce mal nouveau qu’est le crime contre l’humanité », analyse Isabelle Delpla, professeure de philosophie à l’université Jean-Moulin Lyon-III. « La condamnation des criminels par la justice permet à la société, comme l’explique Durkheim dans De la division du travail social, de se resserrer autour de ses valeurs fondatrices, explique-t-elle. Nuremberg dit aussi l’importance du respect de la légalité : en s’opposant à un procès d’exception suivi d’exécutions sommaires, en garantissant le respect des droits de la défense, les vainqueurs de la seconde guerre mondiale affirment les valeurs de la civilisation contre la barbarie. »

Malgré ces garanties procédurales, Nuremberg reste une justice de vainqueurs rendue par « quatre grandes nations grisées par la victoire », selon le mot du procureur Robert H. Jackson. Des trois promesses traditionnelles de la justice pénale – la rétribution (le châtiment du criminel), la prévention (la dissuasion de la récidive) et la réparation (le rétablissement des victimes dans leurs droits) –, elle privilégie très largement la première. « Cette vocation punitive se lit dans la sévérité des peines (12 condamnations à mort) et dans le fait que pour se justifier, les hauts responsables et les soldats ne peuvent invoquer ni leur immunité ni leur obéissance », souligne Joël Hubrecht.

Les fonctions préventives et réparatrices de la justice pénale sont en revanche quasiment absentes du procès. « Nuremberg incarne une justice essentiellement rétributive, confirme le juriste Thomas Herran. La fonction préventive est très limitée : elle est présente dans l’effet potentiellement dissuasif de la sanction pénale et dans l’idée que cette sanction participe au devoir de mémoire – rien de plus. Quant à la fonction thérapeutique et réparatrice du procès, elle n’est, à l’époque, ni pensée ni organisée – surtout dans les juridictions de “common law” qui ont inspiré Nuremberg. Lors des audiences, aucune place n’est accordée aux victimes. »

Si le procès de Nuremberg inaugure en 1945 une nouvelle ère, s’il fait rêver pendant des années les partisans d’une justice pénale internationale, s’il incarne un symbole aux yeux des générations d’après-guerre, il ne devient pas pour autant un modèle pour les conflits à venir : dans l’histoire du XXe siècle, la Libération est une situation totalement atypique. « La victoire militaire des Alliés est totale, la plupart des dignitaires nazis ont été arrêtés et toutes les archives ont été saisies, rappelle Antoine Garapon. Les deux conditions de réussite d’un procès pénal international – la dépolitisation de l’enjeu et l’existence d’une unanimité morale – sont donc réunies. Cette configuration idéale ne se reproduira plus. »

La perspective d’une justice internationale s’éloigne, d’autant que la guerre froide gèle pendant plusieurs décennies le rêve d’un Etat de droit mondial. Si la codification du droit de la guerre engagée à la fin du XIXe siècle se poursuit – une convention sur le génocide est signée en 1948, de nouvelles conventions de Genève en 1949 –, les projets de cour criminelle se heurtent à un mur : en 1957, les Nations unies ajournent l’examen d’un projet de statut qu’elles avaient confié à un comité d’experts. Comment évoquer une telle juridiction, se demande André Boissarie, le procureur français qui travaille sur ces questions, alors que deux blocs « s’opposent désormais en tout sans transaction » ?

 

« Conception commune du mal »

 

Après la chute du mur de Berlin, en 1989, les projets de cour criminelle internationale s’invitent cependant sans délai à l’ordre du jour. Dans l’euphorie des années 1990 surgit la « deuxième génération » de la justice pénale internationale : le Conseil de sécurité de l’ONU crée deux tribunaux ad hoc – un pour l’ex-Yougoslavie en 1993, un pour le Rwanda en 1994. Dans « l’intérêt des générations présentes et futures », le statut de Rome crée, quelques années plus tard, la première Cour pénale internationale (CPI) permanente et indépendante : fondée sur des interdits universels, elle consacre l’existence d’une « conception commune du mal », selon le mot de Mireille Delmas-Marty.

Si le tribunal des vainqueurs institué en 1945 par les Alliés reste, en cette fin des années 1990, une référence symbolique incontournable, la Cour de La Haye ne s’en inspire guère. « La CPI est une juridiction beaucoup plus aboutie que Nuremberg, souligne Thomas Herran, qui a dirigé l’ouvrage collectif Les 20 ans du statut de Rome, bilans et perspectives de la Cour pénale internationale (Editions Pedone, 2020). Sa composition laisse entrevoir une indépendance et une impartialité nettement plus forte qu’en 1945. Et son corpus juridique est très important : la Cour dispose d’un règlement de preuves et de procédures qui précise les règles de fonctionnement de la juridiction. »

Née pendant l’éclaircie géopolitique qui sépare la chute du mur de Berlin des attentats du 11 septembre 2001, la Cour de La Haye se voit assigner des missions bien différentes de celles de Nuremberg. Sa promesse rétributive – le châtiment des criminels – est centrale, mais elle est complétée par une promesse de réconciliation. « Le contraste avec Nuremberg et Tokyo est saisissant, note Jean-Baptiste Jeangène Vilmer dans Pas de paix sans justice, le dilemme de la paix et de la justice en sortie de conflit armé (Presses de Science Po, 2011). La restauration de la paix et de la sécurité n’est pas un objectif parmi d’autres : c’est, selon le juriste William Schabas, le premier et le plus important d’entre eux. »

Depuis le procès inaugural de Nuremberg, les attentes envers la justice pénale internationale ont en effet profondément changé. Pour l’ONU, qui publie en 1992 son « Agenda pour la paix », les procès internationaux doivent, comme en 1945, condamner solennellement les criminels de guerre, mais aussi contribuer au maintien d’une paix durable. La justice est un élément indispensable du processus de réconciliation nationale, affirme en 1995 le président du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, Antonio Cassese. De Nuremberg à La Haye, la justice pénale internationale passe d’une « prétention rédemptrice à une prétention régulatrice », résume Joël Hubrecht.

 

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Anne Chemin

 

 

 

 

Source : Le Monde (Le 15 avril 2022)

 

 

 

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