« Ce qui lie Pékin et Moscou, c’est leur priorité stratégique commune : affaiblir un ordre international qu’ils estiment dominé par les États-Unis »

La guerre en Ukraine met en lumière une « nouvelle guerre froide », observe Alain Frachon, éditorialiste au « Monde », dans sa chronique.

Le Monde – Chronique. Retour à un univers bipolaire ? La guerre entre la Russie et l’Ukraine conforterait une division du monde en deux camps. Le « collectif occidental », comme on dit à Moscou, s’oppose au duo Vladimir Poutine – Xi Jinping, chefs de file de la famille des autocrates. Avec, au milieu, le club des puissances émergentes qui se refusent à choisir mais, en l’espèce, pencheraient plutôt du côté de Moscou et Pékin.

Il n’est pas sûr que cette géographie des rapports de force sur la planète survive en l’état à la fin de la guerre russo-ukrainienne. Mais, pour le moment, telle est bien la carte géopolitique de ce qu’on appelle « la nouvelle guerre froide » : d’un côté, les alliés atlantiques, Américains et Européens, et, de l’autre, la Russie de Poutine politiquement appuyée par la Chine de Xi. L’agression contre l’Ukraine soude le camp occidental, celui des démocraties libérales, et elle n’ébranle en rien l’amitié sino-russe, socle du groupe des autocraties.

Les deux camps sont tout proches de l’affrontement sur le théâtre européen – plus qu’ils ne l’ont jamais été durant la première guerre froide, ces années de confrontation entre l’URSS et les Etats-Unis. Une bavure, une erreur de tir ou une provocation dans les jours qui viennent, et le conflit entraîne l’OTAN – dont l’Ukraine n’est pas membre – directement dans les combats. Entre Moscou et Washington, la rupture des relations diplomatiques n’est pas loin. En février encore, la hiérarchie militaire russe gardait le contact avec le Pentagone : cela permet d’éviter le pire. Signe inquiétant : depuis quelques jours, le ministre russe de la défense, Sergueï Choïgou, et le chef d’état-major, Valéri Guerassimov, ne prendraient plus leurs homologues américains au téléphone.

 

Peu importe que le propos soit fondé ou non, mais en qualifiant Poutine de « boucher » et de « criminel de guerre », avant de l’exhorter à quitter le pouvoir, Joe Biden a encore accentué la rupture américano-russe. La « nouvelle guerre froide » est aussi dans les mots – même si la fin des combats en Ukraine devra, d’une façon ou d’une autre, passer par un accord entre le Kremlin et la Maison Blanche. Biden conforte tous ceux qui défendent la thèse d’une irréductible hostilité américaine à l’adresse de la Russie. Il a divisé le camp occidental, jusqu’alors uni comme rarement, en amenant l’Allemagne et la France à prendre leurs distances avec un propos qui fleure bon l’époque ou l’Amérique appelait, ici et là, à des « changements de régime ».

 

Cependant, l’amitié « sans limites » liant les présidents russe et chinois ne se dément pas. La Chine de Xi s’abstient de condamner la guerre de Poutine. Sans un seul couac, la machine de propagande pékinoise reprend l’ensemble de la désinformation concoctée au Kremlin pour justifier l’agression contre l’Ukraine. Xi n’a jamais parlé à Volodymyr Zelensky. La Chine a choisi son camp.

On objectera que les relations économiques de l’empire du Milieu avec l’Union européenne comme avec les Etats-Unis sont autrement plus importantes que celles qu’il entretient avec la Russie. Mais, dans cette affaire, la politique compte plus que l’économie. Comme le dit très bien la sinologue Alice Ekman dans un entretien au Monde du 28 mars, ce qui lie aujourd’hui Pékin et Moscou, c’est leur commune priorité stratégique : l’affaiblissement d’un ordre international qu’ils estiment outrageusement dominé par les Etats-Unis.

 

La même trajectoire

 

L’important est de préparer un monde « post-occidental » où, à l’ONU et ailleurs, la place de l’Amérique ne soit plus ce qu’elle est aujourd’hui. La Chine de Xi, qui aspire à la prépondérance mondiale, entend disposer d’un pouvoir politique à la hauteur de son poids économique et militaire. Dans cet exercice, « elle n’a pas de partenaire qui pèse autant que la Russie et qui partage la même défiance de l’ordre international actuel », dit le diplomate singapourien Bilahari Kausikan. Cité par le New York Times (22 mars), Kausikan, ancien ambassadeur à Moscou puis à l’ONU, ajoute : les Chinois « ne feront rien qui mette en danger leur relation avec la Russie ou qui puisse menacer la mainmise de Poutine sur le pouvoir à Moscou ».

 

Le rapprochement entre les deux pays est facilité par les bonnes relations personnelles entre les deux dirigeants. A la tête de leur pays respectif, Poutine et Xi ont suivi la même trajectoire : l’un et l’autre ont évolué vers un pouvoir dictatorial de plus en plus affirmé – abandonnant ce qu’il pouvait y avoir de collectif dans la délibération politique à Moscou ou à Pékin. Leur défense de l’autocratie relève de l’autodéfense.

Le Chinois et le Russe s’appuient sur une rhétorique anti-occidentale sans cesse plus agressive. Dans le délire victimaire qui l’habite chaque jour davantage, Poutine attribue à la main, visible ou invisible, de l’Occident tous les malheurs de son pays. Dès l’arrivée de Xi au pouvoir, en 2013, « au plus haut niveau du Parti communiste, on a commencé à cultiver un sentiment anti-occidental croissant, frisant la xénophobie », se souvient Edward Wong, alors correspondant du New York Times à Pékin.

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Source : Le Monde

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