Burna Boy, le Nigérian qui fait danser la planète

 

Tout le monde connaît par cœur les paroles du titre Anybody. Peu importe qu’elles soient en anglais et en yoruba, l’une des trois principales langues du Nigeria. « Money soon expecting/Je kawon padi eh jen be » (« L’argent va bientôt rentrer/Fais-en profiter tes proches »), s’époumonent plus de 20 000 fans, majoritairement jeunes, branchés, noirs et blancs. Un public d’une grande diversité.

A Paris, dans la fosse de l’AccorHotels Arena, complet ce soir du 10 novembre, bras et smartphones sont tendus vers la scène : veste Louis Vuitton, tee-shirt orné du visage de la Joconde, Burna Boy sautille, micro en main. « Souvenez-vous que vous étiez africains avant tout le reste ! », clame le chanteur devant un écran géant, où se croisent extraits de clips et images d’archives. Elles racontent la fondation du Nigeria, vaste territoire d’Afrique de l’Ouest acheté par l’Empire britannique à la Royal Niger Company en 1899.

Une mise en scène soutenue par une trentaine de musiciens, des choristes et des geysers de confettis. Sur le bord de la scène, le rappeur français Orelsan filme quelques images de ces deux heures quarante-cinq minutes de spectacle. Sont aussi invités des footballeurs, comme l’international allemand Jérôme Boateng et l’ancien attaquant français Djibril Cissé, et des artistes, telle la célèbre chanteuse béninoise Angélique Kidjo. Une fois la performance terminée, ce petit monde attend en coulisses, massé devant un ascenseur, de pouvoir aller saluer l’artiste nigérian dans sa loge.

 

« Même Michael Jackson n’aurait pas osé »

« Je suis une rockstar », déclare Damini Ebunoluwa Ogulu, alias Burna Boy, 30 ans, dans la suite ocre d’un hôtel cinq étoiles, près des Champs-Elysées, au lendemain du concert. Il est 22 heures, l’artiste, qui a choisi comme pseudo un nom de « super-héros » inventé lorsqu’il était enfant, a toujours ses lunettes de soleil sur le nez. Un garde du corps, un membre de son équipe de management et une attachée de presse seront présents pendant tout l’entretien. Les règles ont été fixées quelques minutes plus tôt : pas d’énième question sur Beyoncé – avec qui il a collaboré sur la bande originale du remake du film Le Roi Lion, de Jon Favreau, en 2019 – ni sur la politique et encore moins sur « ce qu’il fume ».

Le chanteur nigérian a pu prendre la mesure de sa célébrité en 2016, quand il s’est jeté en plein concert dans la foule à Surelere, au sud de son pays, et a été porté en triomphe par plusieurs milliers de fans. « Je pense que même Michael Jackson n’aurait pas osé se jeter sur le public dans un tel endroit », sourit-il, fier de sa comparaison, une botte Balenciaga posée sur la table basse. Depuis ce saut dans le vide, il a sorti cinq disques en trois ans. Outside (2018) et African Giant (2019) ont été multiprimés et, avec Twice as Tall (2020), produit par le célèbre rappeur Puff Daddy (qui se fait désormais appeler LOVE), le chanteur a remporté le Grammy Award du meilleur album de musique du monde en 2021.

Le chanteur nigérian Burna Boy, à Londres, le 7 décembre 2021.

Le chanteur nigérian Burna Boy, à Londres, le 7 décembre 2021. LEE WHITTAKER POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE » 

Sur les plates-formes de streaming, ses chansons totalisent plusieurs centaines de millions d’écoutes cumulées, avec environ 10 millions d’auditeurs mensuels, rien que sur Spotify. Empruntant son jet privé pour des tournées entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Nord, Burna Boy exporte sa fierté d’être africain et ses rythmiques frénétiques. Il chantera au Madison Square Garden, à New York, le 28 avril. En une petite décennie, le Nigérian est devenu une vedette internationale.

Icône d’une jeunesse contestataire

Burna Boy se veut l’héritier d’un âge d’or de l’afrobeat, tout en saxophone et inspirations soul, rendu célèbre par le mythique Nigérian Fela Kuti à partir des années 1970. Le trentenaire s’inscrit dans la nouvelle pop made in Nigeria, dénommée afrobeats avec un s, où s’entremêlent autant de percussions et de rythmes traditionnels que de R’n’B, d’électro et de hip-hop. Dans ce style à part, Burna Boy serait l’artiste « le plus talentueux de tout le pays », selon Deji Awokoya, à la tête de la première radio dédiée à l’afrobeats, The Beat 99.9 FM, présente dans la plupart des mégapoles d’Afrique de l’Ouest et à Londres.

« Je ne veux pas qu’on se souvienne de moi comme le type qui a acheté le plus de fringues Louis Vuitton ou celui qui a couché avec le plus de mannequins. » Burna Boy

Le Nigeria s’est imposé comme une puissance culturelle grâce à sa musique, mais aussi ses créateurs de mode et son cinéma, avec les studios connus sous le nom de Nollywood, célèbres depuis la fin des années 1990. Et ce, malgré la corruption, les inégalités, un accès encore aléatoire à l’eau et à l’électricité et la violence terroriste : la dernière décennie a été marquée par de multiples attentats et enlèvements revendiqués par la secte islamiste radicale Boko Haram. « L’afrobeats nous fait oublier à quel point le pays est mal en point », explique Deji Awokoya, sur Zoom, depuis Lagos. Surtout, selon lui, quand c’est Burna Boy qui est au micro.

Avant de conquérir le monde, l’artiste a d’abord dû se faire une place au Nigeria. Dans le pays, il est surtout connu pour avoir été le porte-voix des gigantesques manifestations de 2020, organisées dans toutes les grandes villes de l’Etat le plus peuplé d’Afrique (206 millions d’habitants). La jeunesse protestait contre les violences policières et exigeait la dissolution de la Special Anti-Robbery Squad (SARS). Cette brigade spéciale antivols, équipe d’élite de la police nigériane, est accusée d’assassinats extrajudiciaires, de viols ou encore d’extorsions.

La chanson de Burna Boy Ye (sur l’album Outside) devient alors l’hymne de toute une partie de la population : « Je ne veux pas mourir/Je ne veux pas mourir, je veux profiter/Je veux croquer la vie. » L’auteur de la mélodie, le producteur nigérian Phantom, est ravi de l’entendre lors de la plupart des rassemblements, surtout quand la tension monte. La SARS sera finalement dissoute le 11 octobre 2020.

Mais le 20 octobre, l’armée tire à balles réelles sur des manifestants près du poste de péage de Lekki, à Lagos. Douze personnes sont tuées, selon Amnesty International. Ce drame transforme l’auteur de Ye en icône. Le 23 octobre, après un rassemblement organisé par la diaspora nigériane à Londres et auquel il a participé, Burna Boy, capuche noire sur la tête, prend la parole sur la chaîne Sky News : il appelle à un changement en profondeur au Nigeria. Les élites du pays dirigé depuis mai 2015 par le président Muhammadu Buhari sont régulièrement mises en cause dans de vastes affaires de corruption. « Je ne veux pas qu’on se souvienne de moi comme le type qui a acheté le plus de fringues Louis Vuitton ou celui qui a couché avec le plus de mannequins, explique aujourd’hui la star. A quoi ça servirait ? » Il tient à un rôle plus engagé, pour inspirer « les générations futures ».

 

Expulsé du Royaume-Uni

 

Burna Boy est né le 2 juillet 1991 à Port Harcourt, la grande ville pétrolière du sud du Nigeria. Par sa famille, il baigne déjà dans le milieu musical. Son grand-père Benson Idonije, aujourd’hui âgé de 85 ans, a été le premier manageur de Fela Kuti, dans les années 1960. En plus des disques familiaux – où trônent James Brown comme les Talking Heads –, Burna Boy et sa sœur cadette Nissi grandissent au son des rappeurs américains Bow Wow ou DMX et des discussions politiques, presque quotidiennes chez les Ogulu.

« Dans la maison de mon père, il y avait une statue qui représentait un poing serré, symbole du black power », raconte Bose Ogulu, 54 ans, dite « Mama Burna », présente dans le palace parisien au moment de l’interview de son fils. Avec ses cheveux courts et ses bijoux clinquants, elle a passé la plus grande partie du show parisien à danser sur le bord de la scène.

Burna Boy au côté de sa mère, Bose Ogulu, lors de la remise de son BET Award du meilleur artiste international, à Los Angeles, en juin 2021.

Burna Boy au côté de sa mère, Bose Ogulu, lors de la remise de son BET Award du meilleur artiste international, à Los Angeles, en juin 2021. CHRIS PIZZELLO / AP / SIPA

 

Mama Burna est la manageuse de son fils depuis octobre 2010 et la sortie du morceau Freedom Freestyle. Un titre où le jeune Burna Boy raconte son arrestation dans une affaire de vol, en Angleterre, lorsqu’il y étudiait les médias à l’université du Sussex, entre 2008 et 2010. Selon le site de presse Pulse Nigeria, le jeune chanteur a alors été expulsé du Royaume-Uni et interdit de territoire britannique pendant quinze ans (peine qui sera réduite à cinq ans), à cause de son implication présumée dans un gang. Une sombre histoire que confirme le critique musical nigérian Joey Akan, éditeur de la newsletter « Afrobeats intelligence ».

De retour au Nigeria, il sort ses premières chansons, produites par son ami le musicien LeriQ. Elles font de lui, à 19 ans, une star locale. Le duo est « adoré » dans tout Port Harcourt. A tel point que le label Aristokrat Records, dirigé par Peedi Picasso, une pointure du coin, décide d’envoyer en 2010 les deux jeunes à la conquête du reste du pays. Direction Lagos et une imposante villa de huit chambres, en bord de mer. Sur place, les deux amis travaillent « constamment », selon LeriQ, sauf quand l’électricité saute et qu’ils passent le temps en fumant quelques joints.

Après trois années de travail, Burna Boy sort, en 2013, son premier album, L.I.F.E. Leaving an Impact For Eternity. La plupart des radios de la capitale nigériane diffusent ses titres et le chanteur commence à remplir les salles de concerts. Les fans en sont dingues. LeriQ se souvient d’avoir été impressionné par leur frénésie. Un jour, un groupe de jeunes les a même coursés, pour tenter de leur prendre leurs bijoux ou leurs chaussures, comme autant de souvenirs de leurs idoles. « On a dû s’enfuir sur une plage, raconte LeriQ. On s’enfonçait dans le sable. »

 

Une industrie musicale en effervescence

 

La star nationale profite à cette époque de l’effervescence de l’industrie musicale à Lagos. Dans la mégapole de 15 millions d’habitants, personne ne veut prendre le risque de rater les nouveaux talents. Des salles de concerts sortent de terre « tous les jours », explique Deji Awokoya, de la radio The Beat 99.9 FM. C’est un « écosystème entier » qui prend forme : boîtes de production spécialisées dans les clips vidéo, comme Film Factory Nigeria, troupes de danseurs, promoteurs experts des performances live…

Burna Boy (à gauche) et son compatriote Wizkid, avec lequel il vient de sortir un single, sur la scène du O2 Arena, à Londres, le 1er décembre 2021.

Burna Boy (à gauche) et son compatriote Wizkid, avec lequel il vient de sortir un single, sur la scène du O2 Arena, à Londres, le 1er décembre 2021. ALAMY STOCK PHOTO 

Pour mieux promouvoir cette nouvelle scène, chacun se réclame du musicien décédé en 1997, Fela Kuti, espérant profiter de l’aura du virtuose de l’afrobeat et de ses valeurs panafricaines. « Certains osent même affirmer qu’ils sont meilleurs que Fela, alors qu’ils en sont très loin », peste par téléphone son fils Femi Kuti, qui vient d’être nominé aux Grammy Awards 2022, avec son propre fils Made, pour leur album Legacy +.

En 2016, Sony Music décide d’ouvrir des bureaux au Nigeria, devenant le premier grand label occidental à investir le continent africain. Universal Music suit, deux ans plus tard, puis Warner Music, en 2019, à travers un partenariat avec Chocolate City, une référence parmi les maisons de disques nigérianes. Aujourd’hui, le pays est ouvert au « business globalisé » de la musique, explique le critique Joey Akan. Mais il est encore difficile d’en vivre. Du moins selon le standard des grandes stars de la pop. « C’est très compliqué de gagner beaucoup d’argent à Lagos, constate-t-il. Pour y arriver, il faut quitter le Nigeria. »

 

Sur les scènes du monde entier

 

Burna Boy choisit de retourner en Angleterre en 2016. A seulement cinq heures de vol de Lagos, le pays rassemble une importante diaspora nigériane (d’environ 200 000 personnes) et attire de plus en plus de jeunes musiciens. C’est par exemple à Londres que le hit de la star D’Banj, Oliver Twist, a fait son entrée dans le classement des titres les plus populaires, en 2012. Une première pour de l’afrobeats, alors noyé au milieu des productions du rappeur canadien Drake ou de la pop star britannique Ed Sheeran.

Mais bientôt, dans la capitale anglaise, toute l’industrie musicale réclame ce genre made in Nigeria. C’est ce qui, en 2016, permet à Burna Boy de commencer une série de concerts au Royaume-Uni par l’Apollo Theatre de Londres. Ce sera le point de départ de plusieurs tournées européennes. Certains suggèrent qu’il n’avait peut-être pas d’autres choix que de s’exiler, après avoir été « blacklisté » lors d’un séjour dans son pays en 2017 pour une affaire de vol et une violente bagarre impliquant Mr 2Kay, un autre chanteur nigérian. Il aurait engagé des hommes de main pour s’en prendre à son rival. « Il avait alors été interrogé par la police », note Joey Akan.

Burna Boy, à Londres, le 7 décembre 2021.
Burna Boy, à Londres, le 7 décembre 2021.

 

Ce retour en fanfare en Angleterre est suivi d’une première tournée aux Etats-Unis, de Washington à San Diego, en passant par Chicago et Los Angeles, en 2018. Avec un point culminant en avril 2019, au célèbre festival de Coachella, en Californie. Quelques mois avant l’événement, le chanteur s’aperçoit que, sur le programme d’un des concerts, les noms des têtes d’affiche – la chanteuse américaine Ariana Grande, le roi portoricain du reggaeton Bad Bunny ou le DJ lyonnais Gesaffelstein – sont tous écrits en épaisses lettres blanches quand le sien comme celui de Mr Eazi, un autre chanteur nigérian, apparaissent plus bas, en tout petit. Il réclame alors justice sur Instagram (@burnaboygram, 8,3 millions d’abonnés à ce jour). « Je représente toute une génération de solides artistes africains qui se font connaître dans le monde entier », écrit-il, bien décidé à se battre pour leur reconnaissance. « Arrangez ça rapidement, s’il vous plaît », exige-t-il. En vain.

 

Le petit protégé d’Angélique Kidjo

 

Pour conquérir un public mondial, le Nigérian démarre à ce moment-là une série de featurings (des collaborations entre plusieurs interprètes, dans le jargon musical). Sur son cinquième album, African Giant, sorti à l’été 2019, il chante avec la Britannique Jorja Smith, le rappeur américain Future, Damian Marley (le fils de Bob), et la chanteuse Angélique Kidjo.

Désignée par l’hebdomadaire Time parmi les 100 personnalités les plus influentes dans le monde en 2021, la star béninoise de 61 ans est l’idole de Burna Boy. Il a grandi avec ses disques, a rêvé de signer un titre avec elle, mais s’est retrouvé tout intimidé le moment venu. C’est sa mère, Bose Ogulu, qui a appelé Angélique Kidjo, avant de passer le téléphone à son fils. La chanteuse dit qu’elle a même dû insister pour qu’il ose lui demander de participer à African Giant.

 

 

Lire la suite

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Source : Le Monde 

 

 

 

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

 

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page