« Projet Pegasus » : au Maroc, le cyberespionnage s’étend jusqu’à la famille et à l’entourage du roi Mohammed VI

 

Son absence a fait, pendant des mois, les délices de la presse à scandale, au Maroc, en France et en Espagne. Début 2018, Lalla Salma Bennani, l’épouse du roi du Maroc, Mohammed VI, a subitement disparu de la vie publique. La mère du prince héritier, Moulay El Hassan, a cessé de participer aux événements caritatifs, activité dont elle est pourtant coutumière, elle qui dirige une fondation consacrée à la lutte contre le cancer.

En février 2018, lorsque Mohammed VI est opéré à Paris pour une arythmie cardiaque, toute sa famille proche est photographiée à son chevet, à l’exception de son épouse. Durant près d’un an et demi, la rumeur d’un divorce bruisse dans la presse marocaine, jusqu’à ce que la séparation du couple soit discrètement confirmée mi-2019. Mais, pendant ces mois de silence, la princesse n’a pas disparu de tous les écrans. Elle a même figuré en bonne place sur ceux du client marocain de Pegasus, qui a sélectionné un numéro de téléphone lié à la femme du roi pour un éventuel ciblage.

 

Premier cercle

 

L’intérêt des espions marocains s’est également porté sur les numéros de plusieurs membres du premier cercle du roi, et même sur un téléphone utilisé par Mohammed VI – NSO a démenti, mardi 20 juillet, que le roi ait été surveillé ou ciblé pour surveillance par l’un de ses clients. Faute d’avoir eu accès à ces téléphones, Le Monde et Forbidden Stories n’ont pas pu déterminer si les appareils visés ont été infectés. Les données montrent néanmoins que les numéros de plusieurs personnes clés de l’entourage royal ont été entrés dans l’outil, excluant la possibilité qu’il s’agisse d’incidents isolés.

Trois numéros attribués au chambellan du roi, Sidi Mohammed El Alaoui, figurent ainsi dans la liste des cibles éventuelles, tout comme un numéro au nom du médecin personnel du souverain, et un autre appartenant à un membre du conseil d’administration d’Al Mada, la holding dont la famille royale est le principal investisseur.

Des membres importants de la famille royale apparaissent aussi, dont Moulay – « prince » – Hicham Alaoui, cousin du roi et critique régulier du régime politique marocain et de la monarchie. Des numéros utilisés par la femme et les deux filles de M. Alaoui ont également été présélectionnés pour une éventuelle infection par Pegasus, tout comme celui de son frère, Moulay Ismaïl, et celui de l’un des principaux gestionnaires de son patrimoine au Maroc, où M. Alaoui possède de nombreuses terres agricoles.

« La moitié du but de la surveillance, c’est l’intimidation. Ils veulent obliger les gens à éteindre leurs téléphones, à se taire » – Moulay Hicham Alaoui, cousin du roi Mohammed VI

« Je suis surveillé depuis des décennies, depuis que j’ai 19 ans, explique au Monde M. Alaoui. Je sais que je suis pris en filature quand je suis en France, par exemple. Mes e-mails sont lus. Je retrouve des conversations que j’ai eues en privé dans la presse proche du pouvoir. J’ai l’habitude, depuis le temps, mais je comprends qu’on puisse se sentir violé dans son intimité. La moitié du but de la surveillance, c’est l’intimidation. Ils veulent obliger les gens à éteindre leurs téléphones, à se taire. Mais il faut continuer à vivre. »

 

Visiteurs du roi et amis de la jet-set

 

Les visiteurs du roi n’ont pas non plus été épargnés par l’utilisateur marocain de Pegasus. Plusieurs membres de la jet-set marocaine, invités plus ou moins réguliers du palais, figurent dans la liste des numéros présélectionnés pour une éventuelle infection. On y trouve ainsi des téléphones utilisés par deux personnalités controversées évoluant dans le milieu des arts martiaux mixtes (MMA), qui n’hésitent pas à mettre en avant leur proximité avec Mohammed VI sur Instagram.

Un spécialiste des réseaux sociaux bien connu des Marocains figure également sur la liste : Soufiane El Bahri, jeune administrateur de plusieurs pages Facebook consacrées à Mohammed VI, et comptant plus de 7 millions d’abonnés au total. M. El Bahri publiait régulièrement des photos flatteuses, présentées comme « volées », du roi dans ses déplacements du quotidien. Quelque temps après la sélection de son numéro pour un éventuel ciblage, M. El Bahri a publié un étrange message sur Instagram, expliquant avoir reçu des menaces, puis a fermé son compte.

Depuis quelques années, Mohammed VI fréquente un nombre grandissant d’artistes et de membres de la jet-set marocaine, dont des personnalités installées à l’étranger. Des fréquentations d’abord encouragées par une partie de l’entourage du souverain, qui voyait d’un mauvais œil sa tendance à s’entourer d’intellectuels, parfois impliqués en politique. Mais les « influenceurs » autorisés à s’approcher du roi ont aussi eu tendance à utiliser son image pour leurs propres affaires ; une forme de manque de respect qui a fortement déplu au sein de sa garde rapprochée.

 

Dénégation des autorités marocaines

 

Qui, dans le royaume chérifien, où la figure du roi est toujours très respectée, a bien pu valider cette surveillance à 360 degrés de Mohammed VI et de son entourage ? Dans une réponse à une liste de questions détaillées transmises aux autorités marocaines par Forbidden Stories, le royaume nie utiliser Pegasus, et dit contester « catégoriquement » les « allégations infondées déjà publiées par Amnesty International et relayées par Forbidden Stories ».

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L’analyse des données menée par Le Monde et ses partenaires montre que deux services de renseignement marocains ont pu se partager l’accès au logiciel de la société israélienne NSO Group. Les cibles de Pegasus pour le compte du Maroc recoupent en partie les centres d’intérêt de la Direction générale des études et de la documentation (DGED), le principal service de renseignement extérieur du pays, chargé notamment du contre-terrorisme et de la surveillance des militants réclamant l’autodétermination du Sahara occidental.

Mais de très nombreuses cibles du logiciel ont plutôt eu maille à partir avec la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST), le service de surveillance intérieure dirigé par le puissant Abdellatif Hammouchi. Deux services de renseignement, dont un européen, qui ont répondu aux questions de Forbidden Stories sous couvert d’anonymat, estiment également que l’utilisateur principal du logiciel espion au Maroc est bien la DGST.

Par ailleurs, plusieurs numéros sélectionnés pour un éventuel ciblage par Pegasus appartiennent à des hommes clés de la sécurité du roi, prérogative historique de la Gendarmerie royale, passée progressivement, ces dernières années, aux mains de la DGST.

 

« Phénomènes de cour »

 

Un numéro attribué à l’ancien garde du corps en chef de Mohammed VI, Hassan Cherrat, apparaît ainsi également dans la liste ; il a été sélectionné quelques mois avant que M. Cherrat ne soit rétrogradé à un autre poste, à la demande du patron de la DGST. Un téléphone du général Haramou, chef de la Gendarmerie royale et réputé ami proche du roi, figure aussi dans la liste des numéros sélectionnés pour un éventuel ciblage par Pegasus.

Pour M. Alaoui, il ne fait aucun doute que c’est la DGST qui est chargée de sa surveillance. « Par le passé, [elle] était la prérogative de la sécurité du palais, de la sécurité royale ou, dans certains cas, de la Gendarmerie royale. Désormais, elle a été externalisée à la DGST, avec tous les excès que ça comporte. L’appareil sécuritaire s’est pluralisé, avec des phénomènes de cour. »

 

 

 

Damien Leloup

Source : Le Monde
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