« Nègre », ce mot lourd du racisme et des crimes qui l’ont forgé

Enquête - Les débats autour d’un match du PSG ou d’un roman d’Agatha Christie illustrent comment ce terme reste imprégné de la tragédie de l’esclavage et de la colonisation. La fierté de la négritude revendiquée dans les années 1930 ne suffit pas à effacer ce passé.

Le terme « nègre » n’appartient pas au registre banal de la conversation ordinaire : il porte en lui la tragédie de l’esclavage, de la colonisation et du racisme. S’il pèse des tonnes, poursuit l’écrivaine dans Humeur noire, qui sort début février chez Actes Sud (304 pages, 21,80 euros), c’est parce qu’il conserve l’empreinte du « poids colossal des crimes qui l’ont forgé ».

Un arbitre de football roumain en a fait l’expérience, un soir de décembre 2020, sur le terrain du Parc des Princes. Pour désigner l’entraîneur adjoint de l’Istanbul Basaksehir, Sebastian Coltescu montre du doigt un homme qu’il appelle le « negru ». En roumain, le mot veut dire « noir » mais dans le stade du Paris-Saint-Germain, les violences et les humiliations associées au terme « nègre » ressurgissent. Révoltés, les joueurs des deux équipes quittent le terrain avant de réapparaître, le lendemain, vêtus de maillots portant le message « No to racism » : réunis en cercle autour du rond central, ils posent symboliquement un genou à terre et lèvent le poing.

 

Lire notre récit :Les joueurs de PSG-Basaksehir quittent le terrain, dénonçant les propos racistes d’un arbitre

 

Plus d’un siècle et demi après l’abolition de l’esclavage, le terme « nègre » continue à exprimer la morgue envers les Noirs des dévots de la hiérarchie raciale.

Mais ce « mot bourreau », d’après l’expression d’Anne-Marie Garat, n’est pas seulement une insulte : il se dissimule parfois dans la langue commune de nos plaisirs ordinaires. Les « têtes-de-nègre » garnissent encore les vitrines de certaines pâtisseries, les prête-plumes des écrivains sont parfois appelés des « nègres » et dans La Bayadère, le ballet créé en 1877 par Marius Petipa, des enfants au visage maquillé de noir exécutent sur scène un tableau baptisé « la danse des négrillons ».

« Passé de servitude »

 

Contrairement à ce que l’on croit souvent, ces expressions ne sont pas le fruit d’un malheureux hasard linguistique : elles sont intimement liées à l’histoire esclavagiste et coloniale de la France. L’expression « nègre littéraire » devient ainsi populaire, en 1845, lorsque Eugène de Mirecourt publie contre l’écrivain métis Alexandre Dumas un pamphlet qui associe la couleur de sa peau à l’indignité de cette pratique littéraire. « Grattez l’œuvre et vous trouverez le sauvage, écrit-il. Aiguillonnez un point quelconque de la surface civilisée, bientôt le Nègre vous montrera les dents. »

La danse des « négrillons » de La Bayadère, imprégnée par l’imaginaire colonial du XIXe siècle, ressuscite, elle aussi, la langue de la traite négrière. Ce mot, qui désignait jadis les enfants esclaves, apparaît pour la première fois en 1714 dans une ordonnance consignée par Moreau de Saint-Méry (1750-1819), un député de la Constituante, qui affirmait, sur la base d’une savante taxinomie fondée sur la qualité du sang, que le « Nègre n’était pas de la même espèce que le Blanc ». Malgré cet héritage, le changement de titre de ce tableau rebaptisé en 2015 « la danse des enfants » a suscité d’intenses polémiques.

Si, du Parc des Princes à l’Opéra de Paris, le mot « nègre » engendre tant de passions, c’est parce que, depuis la traite atlantique, il relègue les Noirs aux marges de l’humanité. Selon les historiens Aurélia Michel et Sébastien Ledoux, cette incandescence ne se comprend que si l’on revient à la définition de la mémoire élaborée au IVe siècle par saint Augustin : elle est, affirme-t-il, un « présent du passé ». « Le terme “nègre” convoque, ici et maintenant, la violence de la société esclavagiste organisée par les Européens à partir du XVIe siècle, explique Aurélia Michel, maîtresse de conférences en histoire des Amériques noires à l’université de Paris. Il fait ressurgir tout un passé de domination par la servitude. »

 

Du fleuve Niger à la traite atlantique

 

La longue histoire du mot « nègre » commence il y a quatre cents ans, à une époque où il renvoie encore à un lieu géographique, précise Myriam Cottias, directrice du Centre international de recherches sur les esclavages et post-esclavages. « Depuis Pline l’Ancien, la Négritie désigne la partie de l’Afrique située autour du fleuve Niger, à laquelle on associe l’Aethiopia, une région que l’on décrit comme “le monde des Noirs”, explique l’historienne. Pendant la traite atlantique, cette origine géographique va être indissociablement liée à un statut : la servitude. Les marins portugais appellent les Africains qu’ils capturent sur les côtes pour en faire des esclaves aux Amériques les “negros”. »

Apparu en 1529 dans le journal de voyage vers l’île de Sumatra du premier navigateur français à doubler le cap de Bonne-Espérance, le mot « nègre » s’impose peu à peu chez les marins et les commerçants qui orchestrent la traite atlantique, puis dans la société tout entière. Au point que le terme devient, non pas une manière de désigner les hommes à la peau sombre, mais un synonyme du mot « esclave ». « Dans les dictionnaires de français du XVIIIe siècle, on peut lire, au mot “nègre” : “Voir esclave”, constate l’historien Pap Ndiaye, professeur des universités à Sciences Po. A l’époque, il y a une équivalence complète entre les deux termes. »

Cette synonymie est enregistrée pour la première fois, au XVIIIe siècle, par le Dictionnaire universel de Trévoux, rédigé sous la direction des jésuites. Le mot « nègre », précise-t-il, en 1771, désigne « toutes ces nations malheureuses, qui, à la honte du genre humain, entrent dans le nombre de marchandises dont on trafique ».

Quelques décennies plus tard, cette association est reprise – et justifiée – par le nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle. « Le Nègre est et sera toujours esclave, écrit en 1803 Julien-Joseph Virey à la rubrique « nègre ». L’intérêt l’exige, la politique le demande et sa propre constitution s’y soumet presque sans peine. »

Scellée au XVIIIe siècle par le mot « nègre », l’équivalence entre la peau noire et la servitude constitue un tournant dans la longue histoire de l’esclavage. Avant la traite atlantique, elle était fondée sur les captures de guerre ou le travail forcé – pas la couleur de la peau. « Pendant l’Antiquité et le Moyen Age, la plupart des esclaves du monde méditerranéen étaient blancs – l’étymologie d’esclave renvoie d’ailleurs au mot slave, précise Myriam Cottias. Au XVe siècle, les grands marchés de la Méditerranée, à Malte ou à Chypre, proposaient des esclaves de toutes les ethnies : certains venaient d’Afrique mais la plupart étaient turcs, russes, roumains, bulgares ou grecs. »

 

La racialisation du monde

 

La traite négrière sonne le glas de cette conception traditionnelle de la servitude : en déportant 12,5 millions d’Africains vers les Amériques entre le XVIe et le XIXe siècle, l’esclavage atlantique inaugure l’ère de la racialisation du monde.

« Avec l’essor de cet immense commerce colonial fondé sur la servitude des Africains, émerge un ordre social fondé sur l’infériorité de ceux qu’on appelle les “Nègres” », analyse Pap Ndiaye. Pour défendre l’indéfendable, l’Europe construit en effet des discours de plus en plus élaborés sur la hiérarchie entre les races humaines : les « Nègres », selon elle, sont par nature prédestinés à la servitude.

 

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A partir du XVIIIe siècle, la notion de « race », qui désignait jadis les lignées de la noblesse féodale, devient le pilier de ce nouvel ordre social. Les savants classent les hommes en fonction de la couleur de leur peau, leur attribuent des caractéristiques physiques et morales – et situent les Noirs au pied de l’échelle. Dans la hiérarchie culturelle de la perception du beau et du sublime élaborée dans les années 1760 par Kant, souligne l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, les Germains, les Anglais et les Français figurent au sommet : les Noirs, qui sont relégués tout en bas de l’échelle, doivent se contenter du « goût des sornettes ».

Cette vision du monde n’épargne pas les philosophes des Lumières. « Malgré leurs discours abolitionnistes, les auteurs de l’Encyclopédie restent profondément ethnocentristes, explique Eric Mesnard, professeur d’histoire et membre du Centre international de recherches sur les esclavages. Ces intellectuels en bibliothèque qui ne connaissent l’Afrique que par les récits des acteurs de la traite négrière sont convaincus de la supériorité de la pensée occidentale. L’Europe, qui incarne à leurs yeux la civilisation et le progrès, a, selon eux, le devoir d’apporter ses Lumières à ces peuples qu’ils jugent enfantins ou inachevés. »

Patiemment élaborée pendant la traite, cette « racialisation de l’altérité », selon les mots de Myriam Cottias, fait de ceux qu’on appelle « Nègres » les parias de l’humanité. « Le mot porte en lui toute l’infamie de la servitude, qui brise un interdit majeur en autorisant l’appropriation, la marchandisation et l’exploitation de l’être humain, souligne Aurélia Michel. L’usage systémique de la violence constitue l’unique principe de socialisation des esclaves : un Nègre est donc un humain auquel il est possible d’infliger toutes les violences – le travail forcé, le viol, la mutilation, la torture, le meurtre. »

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Anne Chemin

Source : Le Monde  (Le 22 janvier 2021)

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