Ayuba Suleiman Diallo : aristocrate du Boundou, lettré musulman, esclave affranchi et gentleman londonien au XVIIIe siècle

En 2015, une incroyable découverte a été exhumée à la British Library : une lettre signée par Ayuba Suleiman Diallo, originaire de la vallée du fleuve Sénégal, à son père. Cette archive jusqu’alors inconnue est inédite à plusieurs titres. D’abord par sa géographie : pourquoi cette lettre se retrouve-t-elle à Londres ? Par sa forme ensuite : pourquoi est-elle écrite en trois langues, anglais, arabe et français ? Par son but enfin : à quoi correspondent les 32 personnalités sénégambiennes qu’identifie Ayuba Suleiman Diallo dans son courrier ?

 

Lettre d’Aruba Suleiman Diallo, British Library

Itinéraire d’un aristocrate musulman du Boundou au XVIIIe siècle

Pour comprendre les raisons et les conséquences de ce courrier, il convient de revisiter la biographie de son auteur. Ayuba Suleiman Diallo est né en 1701 dans le Boundou, un royaume fondé au XVIIe siècle et promis à une grande influence dans la sous-région. Ayuba Souleiman Diallo est le petit-fils d’Ibrahim Diallo, un Peul qui a fondé le village de Boundou avec l’autorisation du roi du Fouta-Toro. Depuis Ibrahim Diallo, les almamys du Boundou luttent contre la traite esclavagiste Atlantique. À la suite d’Ibrahim Diallo, ils fondent leur posture sur une interprétation du droit islamique et prônent que « Tous ceux qui viendraient se réfugier ici [à Boundou] seraient protégés de l’esclavage, ce privilège n’étant toutefois réservé qu’à ceux qui savent lire et reconnaître le nom de Dieu ». En d’autres termes, aux musulmans éduqués dans la foi.

Ayuba Souleiman Diallo appartient à une dynastie de lettrés musulmans. Élevé dans la foi, il reçoit son éducation coranique avec Samba Gueladio Diegui, futur roi du Fouta-Toro dont Boundou reste proche. Ayuba est un imam et un noble peul, avec tous ses signes socio-économico-culturels distinctifs. Si le Boundou protège les musulmans de l’esclavage, ce royaume n’en pratique pas moins l’esclavage sur les kufr (ou cafres, c’est-à-dire les incroyants). En 1731, alors qu’il voyage avec son interprète Loumein Yoas sur les rives du fleuve Gambie pour aller vendre deux esclaves contre du bétail, il est lui-même capturé par des Mandingues, réduit en esclavage et vendu au capitaine Pike de la Royal African Company (RAC). Son interprète subit le même sort à ses côtés. Ayuba Souleiman Diallo parvient toutefois à négocier avec Pike d’envoyer un courrier à son père, au Boundou, pour que ce dernier le rachète contre deux esclaves. Mais la réponse arrive trop tard : le bateau esclavagiste a levé l’ancre depuis bien longtemps. Cette idée d’écrire une lettre à son père aura cependant une grande importance pour la suite de son aventure.

De l’esclavage à la réhabilitation (1731-1734)

Ayuba Souleiman Diallo a 29 ans ; il est envoyé dans la colonie anglaise du Maryland, à Annapolis, en 1731. Il y est vendu comme esclave pour travailler à la plantation de tabac de monsieur Tolsey. Après seulement quelques semaines, Ayuba s’évade de la plantation… mais il est rattrapé et envoyé en prison. C’est dans ces circonstances qu’il rencontre Thomas Bluett, avocat, pasteur anglican et juge à Annapolis. Bluett découvre face à lui un fin lettré religieux ; la piété de l’imam résonne avec la ferveur religieuse du pasteur. Bluett est tout simplement impressionné par la culture et la science arabo-musulmane d’Ayuba. C’est lorsqu’un esclave locuteur wolof traduit en anglais les propos d’Ayuba que Tolsey et Bluett découvrent qu’il s’agit d’un aristocrate peul. Tolsey l’autorise à écrire une lettre en arabe à l’adresse de son père. C’est la fameuse lettre trouvée à la British Library en 2015. Ayuba sollicite dans ce courrier 32 personnalités capables d’attester de son identité de fils du roi du Boundou. Ainsi, la tactique épistolaire qui a échoué en 1731 avec Pike lui a finalement permis de reconquérir sa liberté en 1733. Car entre-temps, cette lettre passe entre les mains de James Oglethorpe, directeur de la RAC et fondateur de la colonie de Géorgie en Amérique en 1732. La lettre étant authentifiée et l’histoire d’un noble asservi ayant attiré l’attention d’Oglethorpe, ce dernier décide de l’envoyer au bureau londonien de la RAC, accompagné de Thomas Bluett : c’est au cours du voyage qu’Ayuba commence à apprendre l’anglais.

Son aventure prend désormais une toute autre tournure. Il débarque à Londres en avril 1733 et obtient rapidement son affranchissement formel, par lettre scellée. Celui qui est maintenu tenu pour un aristocrate et un fils de roi devient peu à peu une célébrité au sein de la bonne société londonienne : Ayuba Souleiman Diallo est présenté à la cour, au roi Georges II et à des membres de la famille royale tel que le duc de Montaigu. Il est connu à Londres sous le nom de « Job Ben Solomon ». Ce grand savant musulman impressionne la société anglaise par sa science et par sa piété religieuse. Lorsque ses connaissances essayent de le convertir au christianisme (lui offrant notamment une version arabe du Nouveau Testament), ils essuient tous un échec : Ayuba, rompu à l’exégèse et au débat théologique, leur oppose qu’il existe à ses yeux d’imam une contradiction entre le concept de Sainte Trinité et le monothéisme. Il rencontre de nombreuses personnalités, tout particulièrement dans le monde intellectuel et académique, tels que Hans Sloane, médecin, naturaliste, collectionneur et surtout président de la Royal Society. Personnalité du tout-Londres, il devient même membre de la Spalding Gentlemen’s Society. Il semble que durant cette période, Ayuba se soit livré à des travaux de traduction et de classement des manuscrits arabes du British Museum. Dans la grande tradition des portraits aristocratiques du XVIIIe siècle, le célèbre peintre William Hoare le représente avec un exemplaire du Coran (attaché autour du cour dans un étui en cuir) qu’Ayuba a rédigé lui-même. Peint en 1733, le portrait d’Ayuba Souleiman Diallo est resté inconnu du grand public jusqu’en 2010, date depuis laquelle il est exposé pour la première fois à la National Portrait Gallery. Sans doute est-ce le premier portrait d’un Africain réalisé dans la tradition des portraitistes anglais.

Le retour à Boundou et l’empreinte laissée par Ayuba Suleiman Diallo

En juillet 1734, son retour en Afrique est organisé via la Gambie, principale porte d’entrée de la RAC dans la zone. Cette expédition intéresse beaucoup de monde. En premier lieu Thomas Bluett et James Oglethorpe qui ont compris que l’affranchissement ne suffit pas sans le retour en terre africaine. En deuxième lieu Francis Moore, un voyageur et géographe anglais qui a connu Ayuba sous les auspices d’Oglethorpe : il compte sur Ayuba pour l’aider dans sa description géographique et son exploration de l’hinterland du continent. En troisième lieu, la RAC s’intéresse également de près au retour d’Ayuba Suleiman Diallo en Afrique de l’Ouest. Pourtant, la RAC n’est pas étrangère à ses malheurs depuis 1731, bien au contraire, elle en est à l’origine. Mais en faisant amende honorable et cherchant à se racheter à ses yeux sur ordre de d’Oglethorpe, les dirigeants de la RAC poursuivent un but bien précis : faire d’Ayuba leur intermédiaire africain pour leur négoce dans la zone. La RAC espère notamment faire prospérer avec lui son commerce de gomme arabique, qui commence à être de plus en plus prisée avec la révolution industrielle textile naissante en Angleterre au XVIIIe siècle.

Lorsqu’il rentre à Boundou, Ayuba Suleiman Diallo apprend que son père est mort. Il finit par retrouver rapidement sa place au sein de la famille royale et de l’aristocratie. Reste que la biographie d’Ayuba est mieux connu jusqu’en 1734 qu’après. Pourquoi ? Parce que Thomas Bluett et Francis Moore se sont faits ses biographes en 1734. Tous les éléments de sa vie qui ont pu être restitués l’ont été de sa bouche, tant pour construire son plaidoyer d’affranchissement que lors de sa vie mondaine londonienne.

Thomas Bluett publie à Londres en 1734 les Mémoires d’Ayuba sous le titre : Some Memoirs ot the Life of Job, the Son of Solomon, the High Priest of Boonda in Africa who was a Slave about two years in Maryland and afterwards being brought to England was set free and sent to his Native Land in year 1734. Cet ouvrage signe l’acte final de la réhabilitation d’Ayuba en Angleterre, ainsi qu’elle constitue une pièce dans le combat abolitionniste de Bluett. Il parvient à écrire ce livre avec le concours d’un autre esclave, qui sert d’interprète entre Bluett et Ayuba.

Si Bluett a connu Ayuba durant trois ans, de sa captivité à son affranchissement, Francis Moore a attendu parler de l’incroyable histoire du fils de Boundou au sein du tout-Londres mais ne l’a personnellement connu que lors de son voyage retour de Londres vers la Sénégambie en 1734. C’est à cette occasion qu’il recueille son témoignage qu’il relate dans Travels in the Interior Parts of Africa, paru à Londres en 1738.

On sait finalement peu de chose de lui après 1734. De retour au Boundou, il découvre un royaume abîmé par les conflits et apprend la mort de son père durant sa captivité. Dans les années qui suivent, il semble rester en intelligence et en bons termes avec la RAC, maintenant l’alliance avec les Anglais au point de susciter l’hostilité de leur concurrents français à son égard. Enfin, on sait qu’il adresse des courriers au siège de la RAC à Londres, sans doute pour revenir en Angleterre, mais ses lettres ne paraissent pas avoir reçu de réponse.

Assez paradoxalement, c’est grâce à cette histoire d’esclavage, de réhabilitation et de retour en Afrique, qui se déroule en trois ans (1731-1734), que l’on connaît le mieux certains éléments de sa biographie. Force est de reconnaître que c’est sans doute la période la plus incroyable de son existence. En trois ans, il est passé de la noblesse peule à l’esclavage transatlantique, de la Sénégambie au Maryland puis à Londres avant de revenir au Boundou avec les honneurs. Et détail oublié de l’histoire, il a sans doute été le premier (et peut-être le seul) imam africain, issu de la prestigieuse tradition coranique du Fouta-Toro, à devenir membre d’un club de Gentlemen londoniens : c’est d’ailleurs grâce au bulletin de la Spalding Gentlemen’s Societyqu’est connue sa date présumée de décès en 1773. Quant à ses Mémoires, écrites par Bluett, elles s’inscrivent dans un style littéraire nouveau : les récits d’esclaves. Pour la première fois leur est ouvert un espace de parole littéraire, biographique, à destination du lectorat su siècle des Lumières. Il s’agit certes d’un cas particulier – celui d’un imam de lignée aristocratique – mais c’est distinction qui lui permet d’ouvrir la voie à ce nouveau genre. À ce titre, la place d’une telle œuvre dans la littérature du premier XVIIIe siècle mériterait d’être réévaluée, pour la placer au niveau d’œuvres contemporaines aux genres innovants telles Les Lettres persanes de Montesquieu.

 

 

Jean-Pierre Bat

 

 

 

Source : Libération (France)

 

 

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