Le Nil, « éternel depuis 30 millions d’années »

Une étude menée par sept spécialistes en géologie et en géophysique a déterminé depuis combien de temps le cours du fleuve est stable.

Avec ses 6 700 kilomètres de long, le Nil, berceau de la civilisation pharaonique, serpente depuis des millions d’années à travers les terres de six pays d’Afrique, dont l’Egypte, le Soudan et l’Ethiopie. Il fascine depuis longtemps les peuples et leurs dirigeants. Mythique et nourricier pour les Egyptiens depuis des millénaires, il est aujourd’hui la source de nombreux conflits diplomatiques entre des pays d’Afrique de l’Est.

Depuis plus de huit ans, l’Egypte et l’Ethiopie s’opposent sur la construction, débutée en avril 2011, du grand barrage de la Renaissance, à l’initiative de l’Ethiopie. Celui-ci devrait commencer à produire de l’électricité d’ici à la fin 2020 et devenir complètement opérationnel d’ici à 2022, selon Abiy Ahmed, le premier ministre éthiopien. Le barrage risque de priver l’Egypte d’une partie du débit du fleuve. Impensable pour le maréchal Al-Sissi. « Personne ne peut toucher à l’eau de l’Egypte », déclarait notamment le chef d’Etat fin 2017, pour qui cet enjeu est une « question de vie ou de mort ».

 

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Le 6 novembre, une rencontre ministérielle entre l’Egypte, le Soudan et l’Ethiopie a eu lieu à Washington, sous la médiation du président américain. Les trois pays se sont donnés jusqu’à janvier 2020 pour parvenir à un accord.

Au-delà des tensions géopolitiques autour du Nil, une question taraude les spécialistes : remonter le fil chronologique du fleuve éternel, autrement dit déterminer depuis combien de temps son cours est stable.

Difficile d’en être certain étant donné l’immensité et la complexité du cours d’eau, divisé en trois affluents : le Nil Blanc, prenant sa source au Rwanda et effectuant sa jonction avec le Nil Bleu à Khartoum, au Soudan, pour y former le Nil, grossi un peu plus au nord par la rivière éthiopienne Atbara. Un groupe de sept chercheurs en géologie et en géophysique, de différentes nationalités, s’est consacré à cette tâche. Après plusieurs années de travail, ils détaillent les résultats de leur étude dans un article (« Role of Dynamic Topography in Sustaining the Nile River over 30 Million Years ») paru lundi 11 novembre dans la revue scientifique britannique Nature Geoscience.

 

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Pour eux, le cours du Nil Bleu, prenant sa source au lac Tana, sur les plateaux d’Ethiopie, est resté stable depuis environ 30 millions d’années et pas seulement depuis 6 millions d’années, comme d’autres spécialistes le pensaient auparavant. Pour parvenir à cette conclusion, ces chercheurs se sont fondés sur l’analyse de sédiments dans la région du Nil Bleu et sur des simulations numériques afin de reconstituer l’évolution chronologique du fleuve.

Rencontre avec Claudio Faccenna, professeur en géologie à l’université Roma Tre, et Petar Glisovic, chargé de recherche dans la même discipline à l’université du Texas à Austin, deux des auteurs de l’article.

Pourquoi avoir choisi de travailler sur ce sujet ?

 

Claudio Faccenna Le Nil est un fleuve unique et étonnant ! Il fascine, car c’est le plus long au monde et il traverse une région extrêmement aride.

Petar Glisovic C’est un peu la même chose pour moi… L’histoire géologique du continent africain m’a toujours intrigué. En prenant le Nil pour objet d’étude, je voulais m’intéresser à la manière dont la surface de notre planète s’était remodelée au cours de l’histoire. Et puis, ce projet était aussi une occasion pour moi de travailler avec des experts de renommée mondiale dans le domaine de la géologie.

Quel est le résultat de votre recherche ?

 

C. F. Nous montrons, en nous basant sur des preuves à la fois géologiques et géophysiques, qu’une convection du manteau terrestre sous la région du Nil a façonné la topographie pendant les 30 derniers millions d’années induisant une élévation du dôme éthiopien et une subsidence [léger affaissement de la croûte terrestre] du nord de l’Egypte. Ce mouvement des roches terrestres a maintenu le bassin du Nil sur son cours actuel depuis toutes ces années.

[La convection mantellique est le mouvement animant le manteau terrestre, c’est-à-dire la couche intermédiaire entre le noyau de la Terre et la croûte terrestre, sous l’effet des différences de température au cœur de la planète. Il peut entraîner un mouvement des plaques tectoniques]

Comment êtes-vous parvenus à cette conclusion ?

 

P. G. Grâce à l’analyse géologique des sédiments présents dans la région du Nil Bleu. Les données recueillies sur le terrain mettent en évidence le début d’une accumulation de sédiments remontant jusqu’à 30 millions d’années. L’érosion dans le sous-sol du Nil Bleu a bien commencé à cette période. Par ailleurs, la simulation numérique a permis de confirmer ce que nous pensions, en reconstituant le passé, c’est-à-dire les évolutions du paysage du Nil. Auparavant, nous ne disposions pas de cette technologie. En modélisant la convection inversée, c’est-à-dire le mouvement à rebours des plaques tectoniques dans le temps, nous sommes même parvenus, à ma grande surprise, à reconstituer la formation des cataractes, les rapides situés le long du fleuve.

C. F. Bien sûr, nous ne pouvons pas retracer le cours exact du Nil, mais nous avons tout de même établi une tendance générale.

Quel impact devrait avoir votre travail au sein de la communauté scientifique ?

 

P. G. Notre recherche devrait, je pense, mettre un terme à un débat de longue date autour de l’âge du Nil et attirer l’attention sur le rôle capital joué par le manteau terrestre.

En quoi est-il si important dans l’étude de ce fleuve ?

 

P. G. Par son lent mouvement et sa force, le manteau terrestre façonne les paysages et les processus géologiques de notre planète. C’est un élément important si l’on souhaite appréhender l’évolution des fleuves. Sans cela, la trajectoire du Nil aurait été totalement modifiée et déportée vers l’ouest, ce qui aurait évidemment complètement changé le cours de l’histoire du continent africain.

Pour résumer, le cours du Nil, dans son ensemble, serait donc le même depuis 30 millions d’années ?

 

C. F. Pas tout à fait. Nous nous sommes véritablement concentrés sur l’étude du Nil Bleu. Le Nil Blanc, partie la plus méridionale du fleuve, est différent : sa confluence avec le Nil Bleu s’est déroulée à une période géologique beaucoup plus récente qu’on nomme le pléistocène [qui s’étend de 2,58 millions d’années à 11 700 ans avant notre ère].

Comment avez-vous travaillé pour réaliser cette étude ?

 

P. G. Il s’agit d’une longue recherche multidisciplinaire et complexe.

C. F. Nous avons travaillé avec de nombreux acteurs, comme des étudiants doctorants et post-doctorants, dans le cadre de collaborations internationales. Depuis longtemps, nous sommes en relation aussi avec des scientifiques éthiopiens. Cela représente plusieurs années de travail.

Raphaël Dupen

Source : Le Monde (Le 11 novembre 2019)

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