A Dakar, les Ateliers de la pensée veulent transformer le paysage intellectuel africain

LE RENDEZ-VOUS DES IDÉES. Pour sa troisième édition, l’événement a invité chercheurs, artistes et acteurs de la société civile à penser les défis qui s’imposent au continent et au monde.

C’est devenu en seulement trois ans le moment le plus important et le plus couru de la vie intellectuelle en Afrique francophone. La troisième édition des Ateliers de la pensée, du mercredi 30 octobre au samedi 2 novembre à Dakar, au Sénégal, s’est arrêtée sur « le basculement des mondes et les pratiques de dévulnérabilisation ».

Face aux discours pessimistes de l’effondrement, « comment repenser les devenirs africains en termes de potentialité et de contribution à la réparation du monde et à la restitution de ce qui nous est le plus cher, notre humanité ? », s’interroge l’historien camerounais Achille Mbembe. Et comment, dans des situations de vulnérabilité économique, sécuritaire, écologique ou symbolique, « réactiver et relancer les politiques de vie et les pratiques de réhabilitation et de soin », complète l’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr…

Initiés par MM. Mbembe et Sarr, les Ateliers de la pensée ont réuni des chercheurs (Elsa Dorlin, Nadia Yala Kisukidi, Bado Ndoye, Bénédicte Savoy, Abdourahmane Seck, Joseph Tonda, Françoise Vergès…) et des artistes, à l’instar de Mati Diop, réalisatrice d’Atlantique (Grand Prix du jury du festival de Cannes 2019), mais aussi des acteurs de la société civile comme Fadel Barro, du mouvement Y’en a marre, et des praticiens (ingénieurs agronomes, spécialistes du déplacement des populations lors de crimes de masse, psychanalystes…). L’idée : travailler à l’appréhension de l’Afrique et du monde à travers de nouvelles catégories et concepts plus adaptés aux réalités contemporaines.

« Il ne s’agit pas de brûler la bibliothèque coloniale, a rappelé Felwine Sarr, mais d’ouvrir toutes les archives du monde de manière critique, de reprendre l’initiative de la pensée de nos destins. Cela ne peut pas être délégué à d’autres. » Et d’ajouter qu’il ne s’agit plus de se pencher sur les seules questions africaines, car « l’Afrique n’est pas un hors monde » : « Nous sommes tous engagés sur ce grand paquebot-monde. C’est pourquoi il nous faut analyser les basculements en cours. »

« Zone tampon » et « nouveaux goumiers »

 

Qu’il s’agisse d’écologie, de la restitution des œuvres d’art spoliées lors de la colonisation, des questions migratoires, de la race ou du genre, les chercheurs africains pointent la nécessité d’interroger les mises en récit de l’anthropocène, de la mondialisation et du devenir des sociétés actuelles, au Nord comme au Sud. Mais l’une des plus grandes vulnérabilités actuelles est sans doute liée aux limites et aux restrictions imposées à la circulation non seulement des corps, mais également des savoirs africains.

Ce que l’Europe appelle « la crise migratoire » réactive, selon le sociologue marocain Mehdi Alioua, « une hiérarchisation sociale et raciale qui établit aujourd’hui qui a accès au mouvement », rejouant là la partition coloniale entre une zone de l’être et une zone du non-être, une zone de vie, en mouvement, et une zone qu’on souhaite statique et qui permet à l’Occident de s’enrichir. M. Alioua a rappelé que « contrairement aux idées reçues, l’Afrique est le continent qui circule le moins, l’Europe le plus, devant la Chine, et les Européens sont ceux qui vivent le plus souvent plus d’un an à l’extérieur de chez eux ».

L’exportation des frontières européennes sur le sol africain, par la demande faite à des pays comme le Niger ou la Libye de contrôler et de limiter les candidats au départ, place, analyse-t-il, les pays du nord du continent devant une nouvelle responsabilité : « Choisir entre participer à produire une véritable politique migratoire africaine ou participer à la stratégie européenne de frontiérisation. Le danger est que nous devenions une zone tampon, ni européenne, ni africaine, où de nouveaux goumiers, sorte de supplétifs postcoloniaux de la frontière européenne, tabassent et emprisonnent les personnes en migration qui sont pourtant chez elles, sur leur continent. »

Produire de « nouvelles intelligibilités »

 

« Festival des idées », selon l’expression d’Achille Mbembe, les Ateliers de la pensée se veulent transdisciplinaires et ne se limitent pas aux réflexions théoriques. Les arts peuvent contribuer à cette exigence de réappropriation du discours sur soi, pratique indispensable au processus de « dévulnérabilisation » et de réparation des imaginaires.

Outre ce rendez-vous de Dakar qui a invité cette année des personnalités comme Christiane Taubira ou Lilian Thuram, les Ateliers de la pensée, qui publient le 7 novembre leur deuxième ouvrage, Politique des temps (éd. Jimsaan/Philippe Rey), regroupant des contributions de l’édition de 2017, s’engagent sur le long terme en proposant, tous les deux ans, une école doctorale qui forme et encadre de jeunes chercheurs issus du continent. Il s’agit de « produire de nouveaux savoirs pour les années à venir, car les défis à renouveler sont nouveaux et appellent à investir la prospective », explique Felwine Sarr.

 

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L’économiste constate que « les idées diffusées lors des Ateliers produisent de nouvelles intelligibilités qui se reflètent déjà dans les travaux d’étudiants du continent, qui, par exemple, travaillent sur les savoirs endogènes pour voir comment ils peuvent, en complément des autres savoirs techniques, hydrauliques, géographies, etc., contribuer à réparer un écosystème, comme celui de Saint-Louis, rendu vulnérable par le réchauffement climatique et toute une histoire hydro-fluviale qui date de la colonisation ».

Des lycéens béninois, qui travaillent depuis plus d’un an sur les textes d’Ecrire l’Afrique-monde (éd. Jimsaan/Philippe Rey, 2017), ont fait le déplacement pour assister à cette troisième édition, témoignant lors des débats de leur demande d’intelligibilité du monde dans lequel ils grandissent, mais aussi, à l’image de la jeune Malgache Nitarisoa Rakotovelo, scolarisée à Cotonou et ayant déjà vécu dans différents pays du continent (Burkina Faso, Sénégal, Bénin), du besoin de pouvoir être africains et pleinement inscrits dans ce qu’Edouard Glissant nommait la « mondialité », cette mise en relation qui échappe aux rapports de domination de la mondialisation. Et de comprendre que les identités ne sont pas figées, mais sont invitées à s’inventer dans l’échange.

Séverine Kodjo-Grandvaux

(Dakar, envoyée spéciale)

 

 

Source : Le Monde (le 03 novembre 2019)

 

 

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