Mali : au pays dogon, la colère monte face à l’impuissance des autorités et de l’ONU

Dans le centre du pays, les populations ne comprennent pas pourquoi les casques bleus n’interviennent pas lorsque leurs villages sont pris d’assaut par des groupes armés.

Le village est désert et silencieux, d’un calme en apparence paisible. Seules quelques silhouettes d’enfants dépassent des murets en pierres taillées qui encerclent les cases de Diombolo-Leye, localité au centre du Mali. Ce 14 août, une douzaine de casques bleus de la police civile des Nations unies (UNPOL) progressent lentement à bord de leurs véhicules blindés. Ces membres de la Minusma, la Mission des Nations unies au Mali déployée depuis 2013 pour restaurer l’autorité de l’Etat et protéger les civils, sont venus patrouiller dans ce village dogon situé à 6 kilomètres de Bandiagara.

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Les portes des chars s’entrouvrent, mais les casques bleus ne débarquent pas, regardant avec méfiance les femmes qui commencent à se rassembler. « Ça ne sent pas bon », glisse un des policiers onusiens, avant d’entamer la patrouille. Sur le bord de la route, à gauche, une femme se jette à terre en sanglotant, bientôt suivie par quelques autres. A droite, un homme à terre, arrivé en même temps que la patrouille UNPOL dans le village, est menacé par des habitants. Tous voient en lui un traître, qui a guidé les casques bleus jusque-là.

La colère et l’affolement ont envahi Diombolo-Leye. Ses citoyens se dressent devant les chars : ils veulent que la Minusma s’en aille. « Des villageois ont été tués ici, et maintenant vous venez avec vos armes ? Nous avons peur », raconte Jean Djiguiba, 69 ans, à l’un des policiers, les mains tremblantes. Le 22 mars, ce village dogon a été attaqué par des présumés djihadistes. Selon lui, sept personnes ont été tuées, sans que les casques bleus ni les autorités maliennes n’interviennent.

Au moins 845 morts depuis le début de l’année

 

« Embarquez ! Et maintenant ! », crie un policier à ses frères d’armes. D’un même crissement de pneus, les blindés détalent, portes encore ouvertes mais très vite fermées pour éviter les jets de pierres. De retour à la caserne, les mines des policiers togolais sont déconfites. La patrouille a été rejetée. « C’est la deuxième fois en deux semaines. Et ça va continuer », soupire l’un d’entre eux.

Au centre du Mali, la Minusma est de plus en plus contestée par une population qui ne comprend pas pourquoi ses casques bleus n’interviennent pas lorsque leurs villages sont pris d’assaut par des groupes armés, tantôt djihadistes, tantôt communautaires. Depuis la percée entamée par les groupes terroristes dans la région en 2016, les citoyens se sont armés et constitués en groupes d’autodéfense, provoquant des affrontements qui ne cessent de se multiplier, entre des miliciens dogon et bambara d’un côté et peuls de l’autre. Depuis le début de l’année, dans la région de Mopti, au moins 845 personnes ont été tuées dans plus de 200 attaques, selon l’ONG Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled).

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Le cercle de Bandiagara était le dernier bastion de la paix dans la région de Mopti. La dernière zone à ne pas encore avoir trop subi cette flambée de violence meurtrière. Mais depuis novembre 2018, les djihadistes y concentrent leurs efforts et les groupes d’autodéfense fleurissent : 157 personnes y ont été tuées ces neuf derniers mois, toujours selon Acled. Alors, face à l’impuissance des internationaux, la défiance des civils monte.

Comme en juin, lorsqu’une manifestation contre la Minusma a éclaté à Sévaré, à une dizaine de kilomètres de Mopti. « Nous avons essayé d’expliquer à la population que la Minusma ne devait pas être considérée comme une force hostile. Mais elle ne comprend pas que la mission soit là pour les sécuriser et n’empêche pas les attaques. Dès lors, ils estiment qu’ils n’ont pas besoin d’elle », explique Siriman Kanouté, le préfet de Bandiagara.

16 000 membres de la Minusma pour tout le pays

 

C’est toute l’ambiguïté du mandat de la Minusma. Renouvelé fin juin pour une année supplémentaire, il confère aux casques bleus la mission de rétablir l’autorité de l’Etat et de protéger les civils, mais ne leur permet de faire usage de la force qu’en cas de légitime défense. La force ne peut ainsi se servir de ses armes que pour se protéger elle-même, et non pour couvrir des civils attaqués. Sauf s’ils prennent en flagrant délit des assaillants, fait extrêmement rare dans la région de Mopti, territoire de 79 000 km2, seulement couvert par 3 000 agents onusiens.

Dans le centre du Mali, une patrouille de la Minusma est stoppée par une femme à l’entrée du village dogon de Diombolo-Leye, le 14 août 2019.

Dans le centre du Mali, une patrouille de la Minusma est stoppée par une femme à l’entrée du village dogon de Diombolo-Leye, le 14 août 2019. Morgane Le Cam

 

Sur le papier, le renouvellement de la Minusma a mis l’accent sur le centre du pays. Mais sur le terrain, les changements sont moindres. Le budget, de plus d’un milliard de dollars pour l’exercice 2017-2018, n’a pas augmenté. Les effectifs non plus : 16 000 personnes pour tout le Mali. A Mopti, Fatou Thiam, la cheffe du bureau de la mission dans la région, relativise : « Nous n’avons pas assez de troupes pour être partout à la fois. (…) Mais nos patrouilles ont quand même facilité l’accès aux foires, aux marchés et permis aux populations de vaquer à certaines occupations. (…) La protection des civils incombe en premier lieu aux autorités nationales. Nous, nous venons en appui. Etre partie au conflit, ce n’est pas le rôle de la Minusma. Nous ne sommes pas là pour nous battre. »

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Comment le faire comprendre aux civils qui, dans le cercle de Bandiagara, sont de plus en plus menacés ? Ce 15 août, lendemain de la patrouille avortée de Diombolo-Leye, les casques bleus s’arrêtent à Ficko, un village dogon situé à une quarantaine de kilomètres de là. Objectif : patrouiller pour rassurer et prévenir les conflits.

« Ce n’est pas le travail de la Minusma de chasser les terroristes », explique le chef de la patrouille, Edoh Kosili. « Ça, c’est le travail des Famas [Forces armées maliennes], de “Barkhane” et de la Force conjointe du G5 Sahel », ajoute le capitaine togolais. Mais la force conjointe n’est toujours pas opérationnelle, tandis que « Barkhane » n’a pas comme priorité d’intervenir au centre du Mali.

Des militaires parfois jugés non professionnels

 

Face à M. Kosili, Kalifou Kologo et la dizaine de femmes de sa famille écoutent attentivement les explications, d’un air dubitatif. Il y a près de trois semaines, ces Dogon ont fui Dagandouma pour trouver refuge à Ficko. Trois personnes avaient été tuées dans un village voisin, suite à un affrontement avec des présumés djihadistes. En janvier, Dagandouma avait lui aussi été attaqué, entraînant la mort de trois villageois.

« Il y a un poste de sécurité à Goundaka et des gendarmes à Bandiagara. Il faut les appeler quand il y a un problème », insiste M. Kosili. En janvier, les villageois de Dagandouma, comme lors de beaucoup d’attaques survenant au centre du Mali, ont bien appelé les forces de sécurité. Mais en vain. « La première fois qu’on les a appelés, ils ne sont pas venus. Comment puis-je leur faire confiance de nouveau ? », s’interroge M. Kologo. Comme lui, nombre d’habitants de la région n’ont pas confiance en leur armée, qu’ils accusent de lenteur dans l’intervention et de manque de professionnalisme.

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A l’instar d’Hamady Traoré, fils du chef du village de Ficko : « Les Famas ? S’ils attrapent les voleurs et les méchants, ils les relâchent ! », assure-t-il, en riant. Pour se défendre, M. Traoré a mis en place son propre système : il marque son bétail d’un numéro 8 pour éviter les vols. Et c’est la dizaine de membres de l’antenne locale de Dan Na Ambassagou (« Les chasseurs se confient à Dieu »), un groupe d’autodéfense dogon, qui se charge de punir les brigands : « On les marque aussi d’un numéro 8, au fer rouge », sourit-il, en raccompagnant les casques bleus togolais à leurs véhicules.

Mais autour du fils du chef, aucun des policiers ne bouge. Un vol de bétail vient d’avoir lieu, à 3 kilomètres de là. Ils attendent les instructions. « S’il y a un vol ou une attaque, la Minusma ne peut pas agir sans avoir une demande ou le feu vert du commandement régional de l’armée malienne », glisse un casque bleu. Un fait rare, selon une source onusienne.

Les djihadistes gagnent du terrain

 

Là est l’autre limite du mandat de la Minusma. En réalité, la force peut seulement faire ce que les populations font déjà souvent en cas d’attaques : alerter les forces de sécurité maliennes et leur demander d’intervenir. « Malheureusement, nous n’arrivons sur place qu’après les attaques. Tant que nous n’arriverons pas à les empêcher, la population comprendra très difficilement, à juste titre d’ailleurs, les raisons de notre existence ici », reconnaît le préfet de Bandiagara.

Lors de sa tournée dans la région de Mopti en juillet, le premier ministre malien a annoncé l’arrivée prochaine d’un renfort de 3 600 militaires dans le centre du pays. En parallèle, Boubou Cissé a aussi donné ordre aux forces de sécurité de faire ce que le gouvernement promet aux civils depuis plus d’un an et demi : commencer à désarmer les groupes d’autodéfense, à commencer par Dan Na Ambassagou, la milice dogon, principale accusée dans les massacres des villages peuls perpétrés ces derniers mois dans la région. « Les militaires ne font pas leur travail. Ils nous retirent nos armes et ne nous protègent pas. Ils font de nous des proies », s’agace Mamadou Goudienkilé, président de la coordination de la milice.

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Au passage des patrouilles onusiennes et nationales, les partisans de Dan Na Ambassagou cachent souvent leurs armes, par peur qu’on les leur retire et de se retrouver sans défense face à l’insécurité grandissante. Dans la zone de Diombolo-Leye, où la patrouille onusienne a été chassée par les habitants, des casques bleus avaient, au printemps, procédé à l’arrestation de deux miliciens, ensuite remis aux autorités maliennes. « Les accès de village qu’on nous bloque, c’est une manipulation de la part des Dan Na Ambassagou », assure une source de l’ONU.

Aujourd’hui, le groupe d’autodéfense se dit prêt à désarmer ses membres, mais à une condition : que la zone soit au préalable sécurisée. Une équation complexe pour les autorités maliennes car ces derniers mois, dans le cercle de Bandiagara, les djihadistes ont gagné du terrain. « Ils contrôlent déjà une bonne partie de la brousse », s’inquiète un habitant de la zone, sous couvert d’anonymat. Ce Malien a préféré fuir, pessimiste quant à la suite des événements : « Minusma, Maliens, Français : ici, personne n’affronte vraiment les djihadistes. Si rien ne change, ils vont encore se propager et les milices vont continuer à tuer, sous couvert de lutte contre le terrorisme ». Avec, dans le viseur de ces milices, principalement des civils, innocents et désemparés.

 

Morgan Le Cam (cercle de Bandiagara, envoyée spéciale)

 

 

Source : Le Monde (Le 19 août 2019)

 

 

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