De l’Algérie au Soudan, un nouveau souffle pour les printemps arabes

Ce qui se passe au Soudan et en Algérie n’est pas une répétition des printemps arabes, mais une vague qui apprend des leçons et des erreurs du passé.

Les manifestations en Algérie et au Soudan redonnent aux printemps arabes un nouveau souffle, qui a été temporairement interrompu en 2012-2013 par l’établissement d’un axe contre-révolutionnaire comprenant Riyad, Abou Dhabi et Le Caire ; et par la transformation de certains soulèvements en guerres civiles, transformation amplifiée par la polarisation géopolitique de la région et soutenue par les États-Unis, Israël, l’Iran et la Russie.

Cependant, les soulèvements algérien et soudanais de 2019 ne se contentent pas de répéter les printemps arabes, ils l’étendent et l’approfondissent. Ils montrent que la sociologie de la résistance a changé. Ces fronts populaires ne sont pas seulement le produit de mouvements de jeunesse, ils sont aussi le fruit de fondations sociales profondes, transversales et interclasses. Les femmes y jouent également un rôle nettement plus important. Ces nouveaux acteurs rebelles ont tiré les leçons de l’année 2011 ; ils savent qu’il ne suffit plus de renverser des présidents. Maintenant, ils doivent se mobiliser contre des systèmes complexes de gouvernance qui impliquent les militaires, la bureaucratie et les factions conservatrices au sein même de l’État. Ils ne se limitent pas non plus aux mêmes espaces publics ; ils sont plus diffus.

L’armée, actrice centrale mais affaiblie

En même temps, les régimes algérien et soudanais, dont l’armée est l’actrice centrale, ont compris qu’il faut jouer avec de nouvelles règles.

Les deux révolutions ne pouvaient qu’aboutir à une impasse dans un premier temps : les forces sociales exigent une transformation politique totale qui se heurte à des autocraties résistantes. La meilleure stratégie de ces dernières consiste à désorienter leurs adversaires et à semer la peur. Les soulèvements algérien et soudanais incarnent donc une version moins romantique de l’esprit révolutionnaire évoqué par le premier printemps arabe. Le sort de ces affrontements entre régimes et opposition n’est pas déterminé par les seuls rêves et ambitions des manifestants, mais par les paramètres structurels qui définissent le cadre institutionnel, les conditions historiques et la configuration organisationnelle de chaque pays.

Si les avancées de l’État et de la société civile tunisiens ont été menées grâce à des associations civiques fortes et à une culture du constitutionnalisme, les politiques algérienne et soudanaise ont longtemps été définies par la place centrale de l’armée. Cependant, ces deux cas ne sont pas identiques et, dans leurs différences, on trouve une explication à leurs évolutions de plus en plus divergentes.

Les gardiens de l’État algérien

 

En Algérie, l’armée dirige le pays derrière une façade civile depuis 1965. C’est l’épine dorsale du pouvoir d’État. Cependant, elle n’est pas aristocratique comme en Égypte ; elle puise sa légitimité populaire dans la lutte anticoloniale et dans son rôle dans la libération nationale. Ce passé a contribué à la formation d’une armée unitaire, cohérente et professionnalisée. Si elle agit moins comme une caste sociale que comme une organisation fonctionnelle, certains généraux ont aujourd’hui des réflexes prétoriens et se considèrent comme les gardiens de l’État, donc au-dessus de tout reproche. De concert avec le Front de libération nationale (FLN) au pouvoir et par l’intermédiaire de ses services de sécurité, l’armée a renversé des présidents, convoqué des élections et dicté le rythme de la vie politique civile.

Cependant, si de nombreux généraux sont corrompus, l’armée algérienne n’a pas d’intérêts commerciaux autonomes, contrairement à l’Égypte, bien qu’elle échappe également au contrôle civil dans ses dépenses internes.

Dans le contexte algérien, l’armée occupe par conséquent une position unique. Elle se présente à la fois comme nationale et patriotique, symbolisant l’identité collective du peuple algérien tout en assurant la sécurité de l’État. Pourtant, elle a rarement gouverné ou même tué directement, préférant utiliser l’appareil de l’État et ses appendices institutionnels pour infliger la violence. Dans les années 1990 par exemple, elle a combattu contre les islamistes pendant la guerre civile, au nom de la sécurité nationale contre l’extrémisme religieux. Pendant ce conflit, elle n’a pas mené de batailles conventionnelles ; elle a plutôt encouragé des milices anti-islamistes et employé des « escadrons de la mort » paramilitaires. Cela explique aussi pourquoi les soldats hésitent à tirer directement sur les manifestants, contrairement à ce qui se passe en Égypte.

Les militaires éloignés du pouvoir

 

Cependant, un changement majeur s’est produit avec l’ère Bouteflika : le régime civil a réformé les institutions de l’État pour éloigner les militaires du pouvoir. Abdelaziz Bouteflika a retiré le contrôle des services de sécurité à l’armée, en y insérant des loyalistes et en créant une nouvelle classe d’oligarques grâce aux pétrodollars. Ainsi, le modèle algérien d’autocratie a fusionné la tactique de cooptation du makhzen marocain avec la politique de distribution rentière des royaumes du Golfe — deux systèmes qu’il a très bien compris.

En même temps, les élites dominantes du FLN et les partis légaux d’opposition ont été tellement attirés par ce système de maintien du régime qu’ils ont perdu toute crédibilité auprès du public, qui les perçoit comme des marionnettes de l’État. Ceci est prévalent dans beaucoup de pays arabes.

La société algérienne est cependant confrontée à une autre complication. Les violentes dépossessions subies dans le passé ont créé un ressentiment encore plus grand à l’égard d’un État qui n’est plus en mesure ni désireux d’offrir des possibilités économiques ou une voie politique. Ces dépossessions ont eu lieu à chaque génération, de la guerre d’indépendance à la crise économique des années 1980 en passant par la guerre civile des années 1990 et la répression du mouvement kabyle dans les années 2000. L’impératif sécuritaire de l’État durant tous ces épisodes a éviscéré la société civile algérienne, si bien que peu de syndicats, de mouvements étudiants et de groupes civiques ont pu s’affranchir du pouvoir étatique.

 

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Hicham Alaoui

Chercheur associé au Weatherhead Center for International Affairs de l’université de Harvard.

 

 

Source : Orientxxi.info

 

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