Mali : « Il faut utiliser les opérations militaires pour amener les djihadistes à négocier »

Dans son nouveau rapport, Ibrahim Yahaya, chercheur à l’International Crisis Group, analyse la négociation avec l’ennemi comme une nécessité pour l’Etat malien. Entretien.

Le débat monte depuis des mois. L’Etat doit-il négocier avec les djihadistes pour contenir les conflits au centre du Mali ? Région la plus violente du Sahel, cette zone est plongée depuis 2016 dans une crise qui ne cesse de s’amplifier, entre attaques terroristes et conflits miliciens. Dans son nouveau rapport intitulé « Parler aux djihadistes au centre du Mali : le dialogue est-il possible ? », l’International Crisis Group (ICG) dresse le constat d’une guerre antiterroriste ingagnable par les armes et explore les voies que l’Etat malien pourrait emprunter pour négocier avec l’ennemi. Pour le chercheur Ibrahim Yahaya, auteur de ce rapport rendu public le 28 mai, négocier est une nécessité pour l’Etat.

Pourquoi est-il, selon vous, impossible de vaincre les djihadistes par les armes au centre du Mali ?

 

Ibrahim Yahaya C’est ce qu’on essaie de faire depuis sept ans et on voit bien que cela ne marche pas. Les djihadistes adaptent leur stratégie à la pression militaire. Quand l’armée malienne a essayé de reprendre les villes, les djihadistes se sont davantage centrés sur la brousse. Ils ont mis au moins une dizaine de localités sous embargo et ont continué à occuper les villages, qu’ils gouvernent à distance. C’est une tactique de guérilla qui les rend quasiment insaisissables. L’action militaire classique n’est pas adaptée à leur système de combat.

Est-il raisonnable de penser que le dialogue serait la solution ?

 

Il n’y a pas d’autres alternatives crédibles et il devient urgent de sortir de l’impasse. Ce conflit djihadiste est en train d’alimenter une violence intercommunautaire qui fait beaucoup plus de morts que le terrorisme. Il suffit de regarder l’augmentation de la violence : au centre, elle s’est multipliée par dix entre 2016 et 2018. Si l’Etat ne pense pas à une solution alternative, on va vers la catastrophe.

Lire aussi « Au Mali, le monstre du terrorisme ethnique a ôté plus de vies que le djihadisme »

Il faudrait donc rendre les armes et dialoguer ?

 

On ne dit pas qu’il faut arrêter de combattre l’ennemi, mais qu’il faut changer de tactique. Les opérations militaires ont été engagées dans l’objectif de défaire les djihadistes par les armes. On n’y parviendra pas. Il faudrait utiliser ces opérations comme un moyen de pression pour amener les djihadistes à la table des négociations. Les arrêter dans les endroits où les combattants se disent prêts à négocier, les poursuivre lorsqu’ils ne veulent pas venir.

Comment établir ce dialogue ?

 

Il faudrait mener un dialogue inclusif avec toutes les communautés du centre, ouvert aux populations qui soutiennent les djihadistes. Cela permettrait à l’Etat de comprendre les causes profondes de la crise et de tout mettre sur la table. Mais pour que cela fonctionne réellement, il faudrait d’abord que l’Etat malien engage un dialogue avec Amadou Koufa [fondateur du Front de libération du Macina, principal groupe terroriste au centre du pays] par l’entremise d’oulémas. En 2017, il a lui-même dit qu’il était disposé à rencontrer trois d’entre eux. C’est une ouverture dans laquelle l’Etat devrait s’engouffrer.

Quelles sont les revendications des djihadistes ?

 

Ils veulent changer radicalement le système politique malien, remplacer la démocratie par un système théocratique inspiré de la charia. Ils souhaitent aussi que le Mali coupe ses liens avec les pays occidentaux, en particulier avec la France. L’Etat malien est très attaché à toutes ces valeurs. Mais négocier ne veut pas dire accéder à toutes les doléances des djihadistes et accepter l’instauration de la charia. Il faut que l’Etat définisse des lignes rouges et détermine des compromis acceptables par les deux côtés.

Quelles avancées l’Etat malien pourrait-il obtenir ?

 

Dialoguer pourrait permettre d’obtenir des cessez-le-feu locaux, donc de réduire la violence exercée contre les civils, mais aussi de négocier un meilleur acheminement de l’aide humanitaire et la réouverture de centres de santé dont la population a besoin. Les oulémas envoyés par l’Etat pourraient engager des discussions sur des réformes politico-religieuses acceptables par tous, autour des écoles coraniques et du rôle des cadis par exemple.

L’Etat malien a-t-il déjà tenté de négocier ?

 

Oui. L’entreprise la plus ambitieuse a été la mission de bons offices engagée par l’ancien premier ministre Abdoulaye Idrissa Maïga en 2017. Là où l’Etat n’était pas en mesure d’imposer sa présence, il utilisait des leaders religieux pour obtenir la paix par le dialogue. Il avait créé une commission présidée par l’imam Mahmoud Dicko [à l’époque à la tête du Haut Conseil islamique du Mali]. Une rencontre entre ce dernier et Amadou Koufa, ou un de ses émissaires, était programmée. Ils ont préféré la reporter après la saison des pluies, à cause des inondations. Mais le premier ministre a été démis de ses fonctions et la mission arrêtée. Pour éviter cela, il faut que les négociations soient portées par la présidence.

L’Etat négocie aussi régulièrement avec les djihadistes dans le cadre de libérations d’otages. En février, près de dix-huit djihadistes ont été relâchés en échange de la libération d’un préfet et d’un journaliste. Pourquoi accepter de leur parler dans ce cadre et pas dans un autre ?

 

Il est plus facile de faire des négociations transactionnelles que de faire des compromis politiques. Politiquement, assumer un dialogue avec les djihadistes coûterait très cher à l’Etat. Beaucoup d’acteurs seraient frustrés, tant sur la scène nationale qu’internationale.

Qui s’oppose à ce dialogue précisément ?

 

L’élite laïque malienne est contre. Elle pense qu’ouvrir des négociations risquerait de renforcer la place d’un islam politique au Mali, qui compromettrait la nature laïque de l’Etat. Il y a aussi les leaders religieux musulmans soufis qui ont toujours été contre, car ils pensent que ces négociations risquent de consolider une vision salafiste de l’islam au détriment du soufisme. Et, surtout, la communauté internationale y est opposée. La France et les Etats-Unis ont des positions très fermes là-dessus. Certains Occidentaux pensent que la lutte contre le terrorisme au Mali est liée au terrorisme chez eux, que l’ennemi est le même et que si les Maliens essaient d’ouvrir la boîte de Pandore ici, ils seront probablement obligés de l’ouvrir chez eux. Mais ce n’est pas la même chose !

Amadou Koufa n’est qu’un chef de katiba, relié au Groupement de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), dirigé par Iyad Ag-Ghali, qui est lui-même affilé à Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Est-il vraiment possible de négocier avec Amadou Koufa sans traiter avec les grands chefs de l’internationale djihadiste ?

 

Nous ne sommes pas sûrs du degré d’autorité que Iyad Ag-Ghali a sur Amadou Koufa et c’est la raison pour laquelle nous pensons possible de parler avec ce dernier. La katiba Macina est très ancrée dans le contexte politique et économique du centre du Mali. Bien que Koufa ait des revendications territoriales, il ne demande pas vraiment l’établissement d’un califat. Mais les choses sont en train de changer. En 2018, il a commencé à sortir de ce discours local en appelant tous les Peuls d’Afrique de l’Ouest à le rejoindre. Raison de plus pour engager la discussion avec lui, avant qu’il ne soit trop tard.

Au Mali, les conflits entre milices se multiplient. Négocier avec les djihadistes ne risquerait-il pas d’exacerber cette violence, notamment chez les miliciens qui prétendent lutter contre ces terroristes ?

 

Si l’objectif de ces groupes est vraiment la paix et que l’Etat leur explique que cela doit passer par le dialogue, je pense qu’ils peuvent le comprendre. Cela reste sans garantie, le risque est là. Mais quelles autres options crédibles le Mali a-t-il pour sortir de l’impasse ? Négocier avec les djihadistes est un processus controversé, long et incertain, mais ça vaut la peine d’essayer.

Morgane Le Cam (Bamako, correspondance)

Source : Le Monde

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