Claude Lanzmann, le réalisateur de « Shoah », est mort

Le cinéaste, défenseur acharné de la cause d’Israël, était aussi écrivain, journaliste et philosophe.

 

L’idée même de la mort lui paraissait scandaleuse. Ayant eu 90 ans en 2015, il comprit qu’il ne pourrait pas lui échapper. « La mort est là, elle peut arriver à tout moment, disait-il. La statistique est contre moi. C’est très mal. » Contredisant Heidegger, Claude Lanzmann ajoutait : « Mourir n’a rien de grand. C’est la fin de la possibilité d’être grand, au contraire. L’impossibilité de toute possibilité. »

Comme un volcan qui se serait endormi, Claude Lanzmann est mort à Paris jeudi 5 juillet à l’âge de 92 ans, a appris Le Monde auprès de son entourage. Il serait dommage de ne retenir de lui qu’un seul film – un chef-d’œuvre, il est vrai : Shoah. Certes, il fut un cinéaste majeur, l’un de ceux qui ont marqué à jamais l’histoire du cinéma ; mais il fut aussi écrivain, journaliste, philosophe, directeur des Temps Modernes, ami de Sartre, compagnon de Simone de Beauvoir… la liste est loin d’être exhaustive.

Cet homme qui, selon l’expression de son ami Didier Sicard, « donna au peuple juif la sépulture qui lui manquait » en réalisant Shoah, connut, peu avant de mourir, l’épreuve la plus douloureuse qui se puisse imaginer : la mort de son fils Félix, qui, le 13 janvier 2017, fut emporté, à 23 ans, par un cancer.

Le père, portrait craché du fils

 

Rien de mieux pour connaître la vie de Claude Lanzmann que de lire son maître livre, Le Lièvre de Patagonie (Gallimard, 2009). En voici quelques notations, qui aideront à mieux comprendre qui était cet homme.

Il naquit le 27 novembre 1925 à Bois-Colombes (Hauts-de-Seine). Sa mère, Paulette (qui en réalité s’appelait Pauline), bégayait, car en 1903, à l’âge de 3 mois, on l’avait étouffée avec un oreiller afin qu’elle puisse embarquer clandestinement depuis le port d’Odessa sur un navire à destination de Marseille. Après le terrible pogrom de Kichinev (aujourd’hui Chisinau), Yankel Grobermann, le grand-père maternel de Claude, s’était résolu comme beaucoup d’autres juifs à fuir vers l’Ouest. Parvenue à Paris au prix de mille difficultés, la famille Grobermann s’installa sur la barrière de Clichy, la « zone », disait-on à l’époque.

Né en 1874 à Wilejka – un shtetl, communauté villageoise juive, aux environs de Minsk, en Biélorussie –, Itzhak Lanzmann, le grand-père paternel de Claude, partit à l’âge de 13 ans pour Berlin, où il apprit le métier de tailleur. Puis, il se rendit en France, où il rencontra Anna, elle-même née à Riga. Comme beaucoup de commerçants juifs d’avant-guerre, Itzhak avait changé son prénom pour celui, « plus policé et complètement gratuit », de Léon. Léon, dira plus tard Lanzmann, « je l’ai connu longtemps et aimé aussi longtemps que je l’ai connu. Il ressemblait trait pour trait à Charlie Chaplin ».

Quant à Armand, le père de Claude, « il était bel homme, se souvenait Lanzmann. Il demeura mince toute sa vie, aimait le sexe et les femmes autant qu’il leur plaisait ». Le portrait craché de son fils, en somme. La minceur exceptée.

Claude Lanzmann à Paris, en 2001.

Découverte de l’antisémitisme

 

1934 : les parents Lanzmann divorcent. Avec leur père, les trois enfants (Claude, Jacques et Evelyne) partent vivre à Brioude, en Haute-Loire. Retour à Paris en 1938. Année au cours de laquelle, au lycée Condorcet, Claude découvre l’antisémitisme :

« Caché derrière un pilier de la cour de récréation, j’assistai, pétrifié, sans intervenir et craignant d’être découvert, au quasi-lynchage d’un grand rouquin juif nommé Lévy. »

« La peur régnait », ajoute Lanzmann. En classe, tandis qu’un professeur commentait « la livre de chair » de Shylock, dans Le Marchand de Venise, un condisciple se retourne vers Claude et lui susurre : « Mais, toi aussi, tu es un petit juif. » « Au lieu de bondir et de le gifler, je protestai et niai (…) : Mais non, je ne suis pas juif. »

Dans Le Lièvre, Lanzmann se souvient :

« Celui qui m’a guéri et délivré de la honte en me faisant comprendre ce qui m’était arrivé s’appelle Jean-Paul Sartre. »

Sartre, « le plus grand écrivain français », dont, après la guerre, il dévora les Réflexions sur la question juive : « Je me sentais littéralement revivre à chacune de ses lignes ou, pour être plus précis, autorisé à vivre », dira Lanzmann.

Et puis ce fut la guerre. A 18 ans, interne au lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, Claude Lanzmann adhère aux Jeunesses communistes et devient l’un des organisateurs de la Résistance de Clermont-Ferrand. Après la Libération, retour à Paris. Il retrouve sa mère et son compagnon, Monny de Boully.

Janvier 1945 : à l’hypokhâgne de Louis-le-Grand, Lanzmann devient l’ami de Jean Cau ; échoue à Normale-Sup ; choisit comme sujet pour son diplôme d’études supérieures de philosophie : « Les possibles et les incompossibles dans la philosophie de Leibniz ». Avec, plus tard, ce commentaire : « Incompossible, cela veut dire qu’il y a des choses qui ne sont pas possibles ensemble, élire l’une, c’est interdire à l’autre d’exister. Tout choix est un meurtre, on reconnaît, paraît-il, les chefs à leur capacité meurtrière, on les appelle des “décideurs”, on les paie pour cela très cher. Ce n’est pas un hasard si Shoah dure neuf heures trente. »

Claude Lanzmann à Paris en septembre 2013.

Le suicide de sa sœur

 

1946 : c’est à la fois l’année de la rencontre avec l’actrice Judith Magre (qu’il épousera en 1963), et celle du suicide, le 18 novembre, d’Evelyne, la sœur de Claude, une merveilleuse actrice qui eut des relations amoureuses avec Sartre, Deleuze, Rezvani et le médecin et psychanalyste Norbert Bensaïd. Constatant l’état ravagé de Lanzmann après ce drame, Claude Day, une amie de Sartre, lui écrivit : « Vous vous trompez, vous oublierez, la vie l’emporte toujours. »

« Elle avait raison. Et tort. Je n’ai rien oublié, j’ai vécu. Mais les novembres ne me valent rien, c’est le mois de la mort d’Evelyne, c’est aussi celui de ma naissance. »

1947 : sur les conseils de son ami Michel Tournier, Lanzmann part étudier la philosophie à l’université de Tübingen, en Allemagne. Découvre Berlin, dont il dira plus tard : « J’aimais, j’aime toujours Berlin et je n’en aurai jamais fini avec l’énigme que l’ex-capitale du Reich représente pour moi. »

De retour en France, il lui faut gagner sa vie. Il est engagé par Pierre Lazareff et Charles Gombault comme « nègre » et « rewriter » dans le groupe de presse qu’ils dirigent. Toujours « habité » par l’Allemagne, il y repart avec l’accord de Lazareff, passe en RDA en se recommandant du Monde et finit par écrire une dizaine d’articles que la direction de France-Soir refuse. Sous le titre « L’Allemagne derrière le rideau de fer », Le Monde les publie. Sartre les apprécie et propose à Lanzmann d’assister aux réunions des Temps modernes.

Les narines de Beauvoir

 

Il y a là Merleau-Ponty, Jean Cau, Jean Pouillon, Jacques-Laurent Bost, Francis Jeanson, François Erval, Roger Stéphane. Et, bien sûr, Simone de Beauvoir. « Nous y voilà, écrit Lanzmann dans Le Lièvre. J’ai aimé aussitôt le voile de sa voix, ses yeux bleus, la pureté de son visage et plus encore celle de ses narines. »

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Avril 1952 : sous le pseudonyme de David Gruber, Lanzmann publie son premier article dans les Temps modernes : « La presse de la liberté ». Trois mois plus tard, en juillet, il part pour la première fois en Israël. La veille du départ, il invite Beauvoir à aller au cinéma. Plutôt que de voir un film, ils vont dans le studio que Beauvoir occupe alors au dernier étage du 11, rue de la Bûcherie :

« Nous contemplâmes Notre-Dame nocturne et irréelle. Je ne sais plus si nous dînâmes, ce qui advient après a occulté le reste. Je la pris dans mes bras, nous étions aussi émus et intimidés l’un que l’autre. Nous restâmes longtemps enlacés après avoir fait l’amour. Elle posa sa tête sur ma poitrine et me dit : Oh ! ton cœur, comme il bat ! »

Dans Le Lièvre de Patagonie, Lanzmann résume ainsi le rapport qu’il entretient avec le judaïsme et Israël :

« En un sens, je suis un vieux Français, d’une francité ancienne, bien plus ancienne en tout cas que celle de beaucoup de juifs français. Mon père est né à Paris le 14 juillet 1900, ma famille est en France depuis la fin du XIXe siècle, je m’éprouve si solidement français, oserais-je dire, qu’Israël n’a jamais été un problème pour moi, comme il a pu l’être pour des juifs d’assimilation plus récente, arrivés en France entre les deux guerres ou après la seconde guerre mondiale (…) La rencontre avec Israël me dévoilait d’un même mouvement Français et Français de hasard, pas du tout “de souche”. »

Mais pourquoi n’avoir pas, comme le lui suggérait un ami, décidé d’étudier les Textes ? Il écrit :

« Je ne l’ai pas fait en effet. Je ne pouvais pas le faire. Ce n’était pas paresse, mais bien plutôt un choix originel, un acte de conscience non thétique qui engageait mon existence entière. Je n’aurais jamais réalisé Pourquoi Israël ou Tsahal si j’avais choisi de vivre là-bas, si j’avais appris l’hébreu, si je m’étais mis à l’étude, en un mot, si l’intégration avait été mon but. De même, je n’aurais jamais pu consacrer douze années de ma vie à accomplir une œuvre comme Shoah si j’avais été moi-même déporté. Ce sont là des mystères, ce n’en sont peut-être pas. Il n’y a pas de création véritable sans opacité, le créateur n’a pas à être transparent à soi-même. »

Le 7 octobre 1973, Pourquoi Israël est projeté au Festival de New York. Lors de la conférence de presse, une journaliste l’interpelle : « Mais enfin, monsieur, quelle est votre patrie ? Est-ce la France ? Est-ce Israël ? » Sa réponse fuse : « Madame, ma patrie, c’est mon film. »

Revoir ses films

 

Ainsi était Claude Lanzmann, militant anticolonialiste – sartrien jusqu’au bout des ongles – et défenseur acharné de la cause d’Israël. Admirateur à la fois de l’écrivain et psychiatre martiniquais Frantz ­Fanon, figure emblématique du tiers-mondisme, et de Menahem Begin, premier ministre d’Israël de 1977 à 1983.

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Pour en comprendre l’importance, outre la lecture du Lièvre de Patagonie, il faut voir et revoir ses films : Pourquoi Israël (1973), Shoah (1985), Tsahal (1994), Un vivant qui passe (1999), Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001), Le Rapport Karski (2010), Le Dernier des injustes (2013), Napalm (2017), Les Quatre Sœurs (2018). Les plus grands cinéastes, Arnaud Desplechin, Luc Dardenne, Steven Spielberg, Quentin Tarantino, tant d’autres encore, ont dit – et écrit, en particulier dans un ouvrage collectif intitulé Claude Lanzmann, un voyant dans le siècle (Gallimard, 2017) – leur admiration pour l’auteur de Shoah.

Retenons simplement ce qu’écrivait Simone de Beauvoir, dans Le Monde (du 28-29 avril 1985) à propos de Shoah. Qualifiant le film de « pur chef-d’œuvre », elle écrivait :

« Il y a de la magie dans ce film, et la magie ne peut pas s’expliquer. Nous avons lu après la guerre des quantités de témoignages sur les ghettos, sur les camps d’extermination ; nous étions bouleversés. Mais, en voyant aujourd’hui l’extraordinaire film de Claude Lanzmann, nous nous apercevons que nous n’avons rien su. Malgré toutes nos connaissances, l’affreuse expérience restait à distance de nous. Pour la première fois, nous la vivons dans notre tête, notre cœur, notre chair. Elle devient la nôtre. Ni fiction, ni documentaire, Shoah réussit cette recréation du passé avec une étonnante économie de moyens : des lieux, des voix, des visages. Le grand art de Claude Lanzmann est de faire parler les lieux, de les ressusciter à travers les voix et, par-delà les mots, d’exprimer l’indicible par des visages. »

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Pour l’historien Pierre Vidal-Naquet, en réalisant Shoah, Claude Lanzmann a fait entrer dans l’histoire l’enseignement de Marcel Proust, « la recherche du temps perdu comme temps perdu et retrouvé tout à la fois ». « Entre le temps perdu et le temps retrouvé, ajoutait-il, il y a l’œuvre d’art, et l’épreuve à laquelle Shoah soumet l’historien, c’est cette obligation où il se trouve d’être à la fois un savant et un artiste, sans quoi il perd, irrémédiablement, une fraction de cette vérité après laquelle il court. »

Un soir, alors qu’il était déjà très affaibli par son cancer, François Mitterrand pria Claude Lanzmann de venir le voir à l’Elysée. « Lanzmann, qu’est-ce que la mort ? », demanda le chef de l’Etat. « C’est un scandale absolu, monsieur le président. »

Franck Nouchi

 

Source : Le Monde

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