Les passagers agités, plaie du transport aérien

Les méfaits des voyageurs indisciplinés peuvent mettre en péril un vol. En 2016, 10 000 incidents ont été enregistrés, poussant les compagnies à sévir.

Dans le jargon du transport aérien, on les appelle les « paxi ». Code pour « passagers indisciplinés ». Ils sont la hantise des hôtesses, peuvent ruiner en un vol l’image de marque d’une compagnie et faire dérailler ses procédures de sécurité.

Fin août, un vol Ryanair reliant Londres à Ibiza se pose d’urgence à Bordeaux. A bord, la situation est explosive. Des Britanniques éméchés réclament de l’alcool à grands cris, s’en prenant à l’équipage. En octobre, sur Delta Air Lines, une fellation dans les airs, entre Los Angeles et Detroit, échauffe les esprits alentour. Sur Ryanair encore, en juin, les témoins involontaires d’une ascension vers le septième ciel en siège éco filment la scène au smartphone, et voilà la vidéo qui fait le tour du Web. Et, quand madame enrage d’avoir découvert l’infidélité de son mari en fouinant dans le téléphone de l’endormi, c’est l’avion qui est dérouté, comme le Doha-Bali de ­Qatar Airways, début novembre.

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Les « paxi », plaie du transport aérien. Leurs débordements, toujours plus fréquents, ne sont plus pris à la légère. L’Association internationale du transport aérien (IATA), qui les recense d’année en année, s’inquiète sérieusement. Presque 10 000 incidents enregistrés en 2016, soit un tous les 1 424 vols. Dans 169 cas, il a même fallu en venir aux liens de contention pour maîtriser les indélicats. Il n’y a encore pas si longtemps, en 2013, ces incidents étaient d’un quart moins nombreux.

Problème de sécurité

« C’est un souci parce que cela peut conduire à des problèmes de sécurité », résume Alexandre de Juniac, directeur général d’IATA. Et c’est « en accélération », admet-on à la direction de la sécurité de l’aviation civile (DSAC).

De janvier à septembre, les seules compagnies françaises ont fait remonter 214 incidents. Chez Air France, par exemple, l’augmentation est sensible depuis deux ans : selon Gilles ­ Leclair, qui y est directeur sûreté, une trentaine de plaintes est déposée chaque année par les salariés maison, sur ce thème. Goutte d’eau dans l’océan des incivilités auxquelles sont confrontés les personnels navigants commerciaux (PNC). Le huis clos dans les nuages perd de sa sérénité.

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« Quand il n’y a plus de poulet, c’est la fin du monde, soupire Isabelle qui, depuis vingt ans, vole sur les long-courriers de British Airways et, comme ses collègues, préfère garder l’anonymat. Je tente l’humour, je leur dis : “C’est poisson au riz ou riz au poisson, maintenant”, histoire de désamorcer la tension. » Peine perdue, souvent. « Il y en a qui pètent un câble. Rien ne va depuis qu’ils sont montés dans l’avion. La tablette n’est pas droite, la vidéo ne se lance pas, ils se déplacent sans cesse, ils ont eu des œufs au bacon plutôt qu’un croissant au petit-déjeuner, scandale ! Et l’avion à peine posé, les portes encore fermées, ils veulent sortir, quitte à écraser tout le monde… »

20 % de gens désagréables par vol

Ces délicieux passagers alimentent les conversations avec son compagnon, Benoît, steward sur Air France depuis 1997. C’est à qui aura eu le plus pénible. En vingt ans de métier, tous deux ont perçu la dégradation. « Sur chaque vol, aujourd’hui, 20 % de gens sont désagréables, malpolis, mal éduqués, évalue Benoît. Ils entrent le téléphone vissé à l’oreille, ils ne disent pas bonjour, ensuite ils ne respectent pas les consignes et s’adressent à moi comme à un garçon de café. » Son pire souvenir ? « Un couple qui se séparait mais n’a pas voulu perdre son billet d’avion. L’alcool aidant, ça a fini en insultes et pugilat. Elle lui a sauté dessus, puis sur une hôtesse, le mari s’en est pris au passager à côté d’elle… »

Et encore, à en croire le syndicat UNSA-Aérien, les compagnies régulières sont relativement épargnées. « Nous avons la chance d’avoir quelques marges de manœuvre : compenser un retard, un désagrément, par un geste commercial, pour faire retomber la pression. »

Dans les low cost, les conditions d’enregistrement et d’embarquement échauffent plus vite les esprits. « Les passagers arrivent les nerfs à vif, en grommelant “compagnie de merde, plus jamais !” A la première étincelle, ça explose, témoigne Philippe, 29 ans, qui a récemment quitté easyJet. Tous mes amis de Ryanair vivent la même chose. Nos clients sont soumis à beaucoup de stress, ils sont préembarqués dans des bétaillères longtemps avant pour gagner du temps. On leur demande sans cesse de payer des suppléments, pour un bagage en soute, pour un sac à main… » En vol, certains se vengent sur les PNC, premier punching-ball humain après enregistrement sur bornes automatiques.

Cadences infernales

« Au départ d’un Roissy-Casablanca, un homme m’a foncé dessus pour me frapper, sa femme m’a enfoncé son talon dans le pied, a jeté l’autre chaussure sur le commandant de bord, les passagers m’ont défendu, ça a tourné à la bagarre », se souvient Didier, chef de cabine durant six ans chez easyJet et syndiqué à la CFDT. Il le reconnaît : les torts sont partagés. Soumis à des cadences infernales, les PNC eux-mêmes ont, après cinq rotations quotidiennes et autant d’escales frénétiques de trente-cinq minutes, épuisé toutes leurs réserves de patience. Une course à la productivité qui n’épargne aucun transporteur aérien.

Quand les compagnies racontent leur petit musée des horreurs – ces passagers pieds nus sur le dossier du voisin, qui se coupent les ongles des orteils, changent la couche du bébé sur le siège avant de la jeter par terre, qui claquent des doigts pour attirer l’attention de l’hôtesse ou lui touchent la hanche au passage –, elles pointent d’emblée la démocratisation du voyage aérien. On prend l’avion comme le car, désormais, et pour à peine plus cher.

Mais les incivilités ne sont pas l’apanage de la classe éco. « Certains porteurs de carte, habitués à voyager, se croient tout permis, constate Marjorie Bertho, responsable clientèle à Orly-Ouest et syndiquée UNSA-Aérien. Ils exigent beaucoup, ont l’impression d’être des privilégiés. » Ces incivilités n’ont pas davantage de nationalité. Quoique toutes les hôtesses aient en tête un palmarès des destinations les plus pénibles. On se bat pour un Genève-Tokyo, on appréhende l’Ibiza-Belfast-Londres un dimanche soir de juillet…

Abus d’alcool

Pourquoi tant de haines aériennes ? Anxieux d’être confinés dans la carlingue, de plus en plus entassés, puisque l’on rogne sans cesse sur l’espace, les passagers reproduisent « une petite société avec les mêmes comportements qu’à l’extérieur », analyse un pilote de long-courriers.

Y compris l’abus d’alcool. Sauf qu’à 30 000 pieds d’altitude, l’effet en est décuplé. Deux whiskys, trois verres de vin, autant de digestifs : l’alcool est gratuit à bord et à volonté sur les compagnies régulières. Aux PNC la charge délicate de jauger l’état d’ébriété des passagers et de refouler sans esclandre le soiffard qui fait le siège du point de ravitaillement. « Mais le problème vient souvent de ceux qui arrivent avec leur propre réserve et ont profité des duty free pour faire le plein », poursuit le pilote. Un tiers des incidents est directement lié à la consommation d’alcool, selon IATA. Mais pas question d’interdire, pour autant. La concurrence est trop forte pour frustrer le client roi. Et le commerce trop fructueux dans les duty free des aéroports.

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Plutôt que de remiser les mignonnettes, on forme pilotes et PNC à la gestion de conflit, et même aux techniques d’autodéfense et de neutralisation. Stade 1, le passager perturbateur et réfractaire aux consignes : l’hôtesse est censée mobiliser ses connaissances en psychologie. Stade 2, le passager énervé et remuant commence à perturber le vol : on durcit le ton, pilote prévenu, texte d’avertissement multilingue en main. La police sera à l’arrivée s’il n’obtempère pas. Au stade 3, plus rarement atteint, la violence du passager met en danger la sécurité du vol. Là, c’est opération commando. « On intervient à trois, en grappe, comme nous l’ont appris des anciens de l’armée et du GIGN. Le premier colle une valise cabine contre le visage du passager, un autre le sangle, le troisième le menotte », décrit un steward d’Air France. En dernier recours, le pilote peut dérouter le vol pour faire débarquer manu militari l’agité du hublot 26 F.

L’altitude ne vaut pas impunité. Chez Air France, on tente désormais de dissuader par la répression. La procédure de plainte a été simplifiée, voilà un an, dès lors qu’il n’est pas question de graves violences physiques. Une lettre type suffit, élaborée avec le tribunal de grande instance de Bobigny, qui évite d’avoir à passer par la case police des frontières après des heures de vol – ce qui en dissuadait plus d’un. Autre solution : clouer au sol les récidivistes. Depuis mars, la compagnie française recense les passagers à problèmes, interdits de voyage sur ses lignes pour une durée maximale de trois ans. Une liste noire d’à peine dix personnes jusqu’alors. Club encore plus sélect que la carte Platinum, mais sans accès aux salons privés.

 

 

Pascale Krémer et Catherine Rollot

 

 

Source : M Le Magazine du Monde – Le Monde

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