En Inde, on donne un jour de vacances aux machines

Tout commence par un texto qui j’ai reçu vendredi dernier. Il provenait d’une amie, et voilà ce qu’elle m’écrivait : « Ma nièce vit depuis quelques semaines à Bangalore, en Inde, elle me dit que demain c’est fête, une célébration où tu remercies les objets et les machines, et tu leur donnes une journée de congé. Voilà qui me met en joie. »

C’est sûr, une journée de vacances est toujours un bonne raison d’être mis en joie. J’ai donc pris contact avec cette jeune femme qui vit à Bangalore, qui m’a donné quelques informations et envoyé après la fête quelques photos, dont une que j’ai beaucoup aimée : deux ordinateurs portables, éteints, posés paisiblement sur une table, ornés de quelques fleurs et d’un fruit.

Ordinateurs et fleurs pour la fête d'Ayudha Pooja

Ordinateurs et fleurs pour la fête d’Ayudha Pooja – DR
 

Renseignements pris, voilà de quoi il s’agit. Cette fête s’appelle Ayudha Pooja, que l’on pourrait traduire par « culte des outils ». C’est une fête hindoue qui se déroule au cœur d’un ensemble de fêtes du nom de Navaratri – dédiée à trois déesses – et elle est célébrée plus particulièrement dans les Etats du sud de l’Inde (Kerala, Karnataka, Tamil Nadu, Andra Pradesh…), avec quelques variantes selon les endroits.

Des armes aux outils numériques

Mais il semble que partout ce soit d’abord les armes qui aient été célébrées (les légendes à l’origine de la fête sont guerrières) avant que le culte ne soit étendu aux outils des artisans, aux véhicules, puis aux outils numériques, ordinateurs en premier lieu.

Comment ça se passe ? Les machines sont d’abord lavées. Puis elles sont enduites d’un peu de pâte de curcuma et encensées de bois de santal. Le soir qui précède la fête, on les place sur une estrade, on leur accroche une couronne de fleurs. Le lendemain, jour de la fête proprement dite, elles sont célébrées avec de images des trois déesses – puis on laisse les machines tranquilles, et on les contemple.

Fête d'Ayudha Pooja

Il me semble que l’on peut faire plusieurs lectures de tout cela.

La première consisterait à trouver cela charmant, à projeter sur tout cela le regard vaguement condescendant de celui qui pense avoir dépassé ce stade du rapport au monde, mais qui reste empreint d’une empathie pour tout exotisme, à partir du moment où il est fleuri et qu’il sent bon. C’est une lecture à laquelle on peut tous succomber, mais qui ne produit pas grand chose d’intéressant.

La deuxième lecture est un peu plus agressive, mais plus franche. Elle consisterait à y voir une étrangeté qui heurte nos esprits cartésiens et laïcs (et ne me faites pas l’insulte de penser que je confonds les deux). Célébrer les machines, c’est bien les doter d’une puissance autre que matérielle, c’est en faire les incarnations de quelque chose de supérieur.

Absence de lucidité

« A la limite, je veux bien me pencher sur le problème pour une problème d’intelligence artificielle qui m’éclate au jeu de go, mais de là à le faire pour mon PC Toshiba, que nenni », voilà un résumé de cette lecture. Mais elle a, je pense un grand défaut. Elle repose sur une grande absence de lucidité quant à notre propre rapport aux machines, à nous Occidentaux rationnels et peu enclins à l’animisme.

Car qui n’a jamais parlé à son ordinateur ? Qui n’a jamais pensé qu’il lui faisait un sale coup quand il buguait ? Qui ne s’est pas contorsionné en pensant que c’est comme ça qu’il attraperait le wifi ? Tout cela relève à tout le moins de « curieux rituels », comme les appelle le chercheur Nicolas Nova, voire carrément de la pensée magique. Quand on en arrive à ce degré d’irrationalité dans le rapport machine, pourquoi ne pas mettre une couronne de fleurs sur mon ordi et lui filer un jour de vacances ?

En fait, il me semble que la question est plus profonde. Dans un livre à paraître dans quelques jours, le philosophe et écrivain Tristan Garcia s’intéresse au pronom « nous ». Pronom personnel essentiel – au moins aussi essentiel que le « Je » ou le « moi » – « nous » interroge les limites du monde auquel j’estime appartenir, de ce au nom de quoi je parle. Et si, à certains moments, dans certaines circonstances, il était possible que ce « nous » s’étende au-delà de l’humanité ? La question est centrale pour l’écologie, mais elle l’est aussi pour la technologie.

Notre cohabitation avec les machines

Sans prêter aux machines ce qu’elles n’ont pas, sans en faire des égales, la possibilité de les considérer de temps en temps comme appartenant au même monde que nous, ne serait sans doute pas complètement inutile. Il me semble que c’est un des sens possibles du « Parlement des choses » dont parle le sociologue Bruno Latour quand il parle d’un lieu où les non-vivants peuplant le monde pourraient être représentés. C’est moins conférer une qualité particulière aux machines – une âme ou je ne sais quoi – que nous enjoindre, nous autres humains, à envisager plus largement notre cohabitation avec elles. Ce qui me semble urgent tant notre intimité va grandissante.

Initialement publié sur France Culture

 

 Xavier de La Porte

 

Source : Rue89

 

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