L’essor des bibliothèques clandestines

Les éditeurs ont toutes les peines du monde à contrôler la croissance des bibliothèques pirates.

Partout dans le monde, les bibliothèques clandestines, remplies d’ouvrages illicites, ne cessent de se développer. Mais on n’y trouve aucun ouvrage papier: tout y est numérique et accessible en ligne. Et si ces textes sont interdits, ce n’est pas parce que leur contenu est choquant, mais pour ce crime moderne qu’est la violation des droits d’auteur.

Mais pour les personnes qui les gèrent, la nature clandestine de ces librairies pirates ne rend pas leur objectif moins ambitieux:

«Il s’agit de créer une bibliothèque universelle des meilleurs ouvrages, explique Joe Karaganis, qui étudie le piratage des médias au sein du think tank sur la politique de l’Université Columbia, American Assembly. Vous n’y trouverez pas le dernier Danielle Steel

Elle comprend, en revanche, des centaines de milliers de livres et des millions d’articles qui ne sont, en dehors de cela, accessibles qu’au travers de publications académiques onéreuses. Scannés ou téléchargés depuis les sites des revues, ils sont mis gratuitement à disposition dans les bibliothèques pirates.

Les créateurs de ces archives constituent un petit groupe de personnes qui tentent de faire profil bas, puisque distribuer des écrits sous copyright de cette façon est illégal. La plupart sont des universitaires. Les bibliothèques pirates les plus importantes proviennent de la sphère culturelle russe, mais les documents qu’ils recueillent sont utilisés par des gens du monde entier, venant autant des pays riches que des pays pauvres. Les bibliothèques clandestines connaissent un succès tel que, en 2015, Elsevier, l’un des plus importants éditeurs universitaires aux États-Unis, est allé devant les tribunaux afin de faire fermer deux des bibliothèques les plus prisées, Sci-Hub et Library Genesis.

Sous le manteau

À en croire Elsevier, ces bibliothèques feraient perdre à l’entreprise des millions de dollars de profits. Mais les personnes qui gèrent et soutiennent les bibliothèques pirates arguent qu’elles comblent un vide sur le marché, en donnant accès à l’information à des chercheurs du monde entier qui n’auraient autrement pas les moyens d’obtenir ces contenus.

Ce procès, comme l’a écrit un groupe de partisans des bibliothèques pirates, a porté «un coup terrible» aux chercheurs dont les seules sources de documentation universitaire sont ces sites. «Les réseaux sociaux, les listes de diffusion et les canaux IRC croulaient sous les messages de détresse de personnes cherchant désespérément des articles et des publications», affirme la lettre ouverte.

En d’autres termes, ils pensent que certains chercheurs ne seront jamais en mesure de payer les tarifs exorbitants des articles universitaires: soit ils passent par les bibliothèques pirates, qui leur offrent un accès efficace à l’information, soit ils ne pourront jamais lire ces livres et publications.

Les bibliothèques pirates d’aujourd’hui doivent leur existence au travail d’universitaires russes qui ont numérisé des ouvrages dans les années 1990. Les universitaires de cette région du monde ont depuis longtemps appris à diffuser sous le manteau les ouvrages littéraires et scientifiques qu’ils ne pouvaient consulter librement en raison de la censure du gouvernement. Dans cette culture du samizdat, les documents interdits étaient dupliqués et passés de main en main, de manière clandestine. Ces premières collections numériques étaient diffusées gratuitement, mais, lorsque leurs créateurs commencèrent à avoir des problèmes de droits d’auteurs, les collections furent «cachées de tout un chacun», écrit Balázs Bodó, chercheur de l’université d’Amsterdam spécialisé dans le piratage. «Ces archives avaient bien trop de valeur pour être purement et simplement supprimées», ajoute-t-il, et elles furent donc transférées sur des «serveurs FTP fermés, accessibles uniquement sur adhésion».

Plus récemment, toutefois, ces collections ont migré sur le net, où elles sont accessibles à quiconque sait où chercher. L’une des premières bibliothèques pirates du web, lib.ru, a été créée par l’un de ces universitaires russes. Ces dix dernières années, de nombreuses bibliothèques (Gigapedia, Kolkhoz, Librusec, et plus récemment Libgen et Sci-Hub) ont vu le jour et ont atteint une taille gigantesque, avant d’être détruites ou fermées. Les bibliothèques qui étaient au départ principalement des archives de textes en langue russe se sont agrandies pour inclure un ensemble de publications en anglais, à l’origine de cette incroyable croissance. «Il y a eu un passage d’un système russophone vers un autre, qui affaiblit de manière systématique les bibliothèques universitaires et les éditeurs des pays occidentaux», affirme Karaganis.

Contourner les péages

Il y a toujours eu, au sein de la communauté universitaire, des échanges de documents protégés entre les personnes qui y avaient accès et les autres. «La majeure partie de la vie des universitaires qui travaillent dans la recherche au Kazakhstan, en Iran ou en Malaisie implique de faire passer officieusement des documents hors de l’enceinte des grandes universités, explique-t-il. Ce qui a changé il y a peu, c’est la vitesse et la technologie qui permettent cette diffusion illicite

Alexandra Elbakyan, la neuroscientifique kazakhe fondatrice de Sci-Hub, par exemple, est parvenue à concevoir un système qui, en gros, permettait de contourner les péages des périodiques. Lorsque quelqu’un réclamait un article, son système vérifiait d’abord la base de données de LibGen. Mais si l’article n’était pas à disposition, le système utilisait des mots de passe donnés pour se connecter aux sites internet des revues et télécharger l’article avant de l’envoyer à l’utilisateur et à la base de données principale. C’est un système beaucoup plus efficace que le système officieux #icanhazPDF, via lequel les chercheurs demandaient certains documents sur les réseaux sociaux en espérant qu’une bonne âme leur fournirait.

Qui profite de tout cela? Les rouages des bibliothèques clandestines sont opaques par nécessité, mais les recherches de Bodó dans l’une d’elles en particulier montrent que les utilisateurs sont originaires tant de pays ayant un PIB élevé que de pays en voie de développement, dans lesquels les étudiants et les universitaires ont un accès très limité aux ouvrages scientifiques. Bodó s’est rendu compte que la majorité des téléchargements sur cette bibliothèque se faisaient en Russie, en Indonésie et aux États-Unis, et que c’étaient les pays d’Europe centrale et de l’Est qui enregistraient les plus forts taux de téléchargements par personne. En moyenne, les documents étaient téléchargés trois fois.

Ses recherches ont aussi montré que les problèmes d’accès alimentent sans doute le marché de ces bibliothèques: les deux tiers des téléchargements étaient des ouvrages qui n’existaient pas en version Kindle et, dans les pays en voie de développement, les personnes avaient plutôt tendance à télécharger des documents qui n’étaient pas disponibles en version papier.

Les éditeurs ont toutes les peines du monde à contrôler la croissance des bibliothèques pirates, puisqu’elles peuvent être organisées en structures ouvertes qui permettent à tout un chacun d’avoir accès à leur catalogue, ainsi qu’à tout autre document qu’ils voudraient partager sur leur site. Mais les bibliothécaires clandestins manquent également des contrôles dont disposent les bibliothécaires classiques. Si les administrateurs ont la possibilité d’empêcher l’ajout de livres dans la collection, ils ne peuvent pas forcément réquisitionner ou commander des articles ou des livres en particulier, comme peuvent le faire les bibliothécaires traditionnels. Le résultat sont des recueils vastes, mais éclectiques, d’ouvrages, pour la plupart très sérieux, mais parfois pas vraiment. Outre son importante sélection universitaire très spécialisée, Libgen, note Karaganis, possède aussi un immense choix de bandes dessinées piratées.

Source : Slate

 

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