Kafkaïen : la CAF lui demande les papiers de son mari enlevé par Daech

Zubaida Kharbutly est arrivée en France en mars 2015. Elle a obtenu le statut de réfugié. Et maintenant la CAF lui demande où est son mari, disparu en Syrie depuis 2013.

C’est une histoire absurde, une de ces histoires kafkaïennes de bêtise bureaucratique, où, dès lors que des individus ne rentrent pas dans des «cases» préformatées, ils se heurtent à un mur. Voici donc l’histoire de Zubaida Kharbutly, syrienne, et de ses cinq enfants, confrontés à de multiples refus et demandes de pièces de la Caisse d’allocations familiales (CAF), tous plus absurdes les uns que les autres.

L’histoire est racontée par l’avocat de la famille sur son compte Twitter. Cédric Mas a été contacté à la mi-mai par le journaliste Nicolas Hénin, ex-otage en Syrie pendant près d’un an et qui connaît bien la famille de Zubaida Kharbutly. Le dossier découvert par l’avocat ressemble à une parodie dans laquelle chaque rebondissement est plus improbable que le précédent. Pour recevoir une aide leur permettant de survivre, la CAF a besoin de savoir si Zubaida Kharbutly est en couple ou isolée. Elle commence donc par lui poser cette question toute simple mais qui dans le cas de cette famille est plus que compliquée: où est votre mari? «Chacun appréciera l’inhumanité de la question: la pauvre NE SAIT pas où est son mari, ni même s’il est vivant depuis 2013!» écrit l’avocat sur son compte Twitter.

Zubaida Kharbutly est arrivée en France en mars 2015, après avoir dû fuir son pays et sa ville de Raqqa, aujourd’hui sous le joug de Daech. Elle et son mari, Ismaeel Alhamed, se sont opposés à Bashar el-Assad bien avant les manifestations monstres qui allaient surgir dans tout le pays en 2011, le mari, chirurgien, publiant plusieurs articles contre le régime dès 2004, puis soignant les manifestants touchés par les snipers d’Assad quelques années plus tard. Les menaces et intimidations du régime se succèdent: confiscation du passeport du mari, arrestation, irruption de soldats au domicile.

En juin 2013, la ville est prise par Daech, qui organise de nombreux enlèvements. La famille proteste en participant et en appelant à des sitting silencieux. Le chirurgien Ismaeel Alhamed devient un obstacle sur la route de l’organisation État islamique: il est lui aussi enlevé en novembre 2013. Pendant des mois, Zubaida Kharbutly va chercher son mari, payant des bakchichs élevés à des informateurs peu informés mais ne parvenant jamais à le retrouver. Une seule fois, un homme lui indiquera avoir été incarcéré au même endroit que lui, avant qu’il soit emmené dans un lieu inconnu.

C’est alors que commence un périple que connaissent beaucoup de réfugiés. À 3 heures du matin, le 14 octobre 2014, alors que les bombes pleuvent, Zubaida Kharbutly passe la frontière avec trois de ses enfants, les plus jeunes, sous le bras. La France prend alors très vite en charge le dossier de la famille. Le statut de réfugiés leur est octroyé en une dizaine de jours seulement.

Allô? Daech? Vous pourriez me fournir un certificat?

La famille Alhamed a survécu aux horreurs du régime et de Daech, mais son premier obstacle, aujourd’hui, est une administration dont la violence est toute symbolique. Il a pour nom la Caisse des allocations familiales.

Car, pour attribuer les aides, les caisses d’allocations familiales ont besoin de connaître le statut marital précis. Elles vont donc demander à Zubaida Kharbutly si elle est séparée «de fait» de son mari (et alors en instance de divorce) ou séparée seulement «géographiquement» de lui (il s’agit alors d’un choix volontaire du couple marié de vivre à distance). Dans le premier cas, le bénéficiaire doit fournir simplement ses propres papiers et produire une attestation selon laquelle il est en train de divorcer. Dans le deuxième cas, il faut les papiers des deux membres du couple. Le guichetier la met, faute de mieux, dans la deuxième catégorie.

Évidemment, la situation de Zubaida Kharbutly ne rentre dans aucune de ces cases: elle ne souhaite pas divorcer. Et elle n’est pas pour autant simplement «éloignée» de son mari. C’est alors que s’enclenche le piège administratif. On lui demande d’être en mesure de produire les papiers pour son époux: deux pièces d’identité de moins de trois mois, ainsi qu’un justificatif de ses revenus. «La malheureuse n’a que le livret de famille de l’Ofpra et un extrait d’acte de naissance de plus de trois mois», note son avocat sur Twitter. Comment pourrait-elle par ailleurs obtenir un extrait de moins de trois mois de la part du régime, qu’elle a ordre, lui a précisé l’Ofpra, de ne plus contacter?

Le lecteur commence à comprendre dans quelle pièce de théâtre ubuesque il est tombé, mais il n’est pas au bout de son étonnement. La CAF de Marseille demande à la quarantenaire de produire un avis de recherche de la police, prouvant que son mari a disparu. «Vous n’avez pas transmis la pièce demandée», est-il écrit lapidairement sur le papier que nous nous sommes procuré. «Vous voyez la scène, Madame débarque dans un commissariat et signale la disparition de son mari en 2013 à Raqqa», se moque Cédric Mas sur Twitter.

Mais cela ne s’arrête pas là. Devant l’impossibilité pour la requérante de signaler la disparition de son mari, on lui prodigue un autre «bon» conseil: elle n’a qu’à demander le divorce! Ou bien produire un papier justifiant que le père est incarcéré. Bon sang mais c’est bien sûr… Allô? Daech? Vous pourriez me fournir un certificat?

«C’est une fiction, ce n’est pas réel, ce n’est pas possible»

L’épilogue est proche. Le 25 mai, Zubaida Kharbutly et sa traductrice, Caroline Ayoub, ont eu leur dernier rendez-vous avec deux agents de la CAF Marseille. Verdict: leur demande est rejetée. Et ils doivent, qui plus est, rembourser l’intégralité des sommes perçues depuis le début de l’aide de la CAF, soit environ 5.000 euros. Le piège s’est refermé. Zubaida Kharbutly et ses cinq enfants risquent maintenant d’être expulsés de leur appartement de 60 mètres carrés dans le XIIIe à Marseille, qui leur avait octroyé jusque-là un peu de stabilité. Contactée par Slate.fr, la CAF a répondu qu'elle était en train «en train d'analyser la situation». Le ministère de la Famille s’est également saisi du dossier.

Une situation terriblement humiliante pour la réfugiée politique, à qui l’on a répété des dizaines de fois «Êtes-vous bien sûre que votre mari a disparu?», semblant mettre en doute sa parole. «La CAF joue avec nous», lâche au téléphone Zubaida Kharbutly, par l’intermédiaire de sa fille Sarah, 21 ans. Pendant quatre mois, la Syrienne n’a cessé de remuer ciel et terre pour répondre aux demandes de l’administration, courant chaque jour les associations, amis, bureaux, pour essayer de résoudre la situation. «Je n’aurais jamais imaginé ça de la France, un pays qui a pourtant des valeurs. C’est une fiction, ce n’est pas réel, ce n’est pas possible», se désole Caroline Ayoub.

Le contraste entre la célérité et l’exemplarité de la gestion du dossier par l’Ofpra d’un côté, et les multiples obstacles de la Caf de l’autre, est saisissant. «On a des réglementations qui ne sont pas adaptées. On ferait mieux de mettre en place une commission avec des gens, plutôt qu’un formulaire avec des robots et des cases dans lesquelles ces histoires humaines ne rentrent pas», peste Cédric Mas, contacté par Slate.fr

Un recours pourrait prendre des années

Pour l’avocat, il aurait pourtant été possible d’être un peu plus souple. Le conflit en Syrie et ses conséquences étant bien connu, la Caf a dans ce cas les moyens de vérifier «des motifs invoqués par l’usager quant à l’impossibilité de produire des pièces justificatives demandées», comme le précise une circulaire du ministère du Travail relative à ces cas exceptionnels. L’administration aurait donc été fondée, selon lui, à ne demander qu’une simple attestation sur l’honneur.

Il ne reste maintenant plus que la voie du recours, via les commissions de recours amiable, ou via le tribunal des affaires de sécurité sociale (Tass). Mais une telle procédure pourrait prendre plusieurs années. Ou bien que la Caf change d’avis rapidement, sa décision ayant été donnée par oral mais pas encore par écrit…

Ce n’est qu’un des mille injustices subies par les réfugiés tout au long de leur parcours. Une violence symbolique qui s’ajoute à la violence guerrière, et qu’on pourrait pourtant éviter, par humanité pour ces familles courageuses qui ont tout perdu. «On est régulièrement confronté à ce genre de situation. La CAF applique des règles qui ne sont pas adaptées à la réalité complexe des réfugiés», affirme Sonia Labourel, responsable du Centre d'accueil des réfugiés de la Cimade à Massy dans l’Essonne, interviewée par le Figaro. Nombreuses doivent être les familles à avoir butté contre cet obstacle, s’inquiète Cédric Mas:

«Des gens disparus, ce n’est pas un cas isolé. Des cas comme ça, on va en avoir plein, et des cas qui seront moins flagrants que celui-ci, et qui seront pourtant tout à fait vrais…»

Source : Slate

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