La dure vie des experts en djihadisme

Qu'il s'agisse d'une crainte d'alimenter l'islamophobie ou de celle d'«excuser» les terroristes, ceux qui étudient les phénomènes djihadistes et les questions islamistes sont encore peu reconnus en France.

Au risque de contribuer à la confusion générale alors que l'opinion a besoin de réponses concrètes après les attentats.

Son coup d'éclat médiatique a duré quelques minutes et il a débuté en langue arabe, ce qui est assez rare sur les plateaux de télévision française pour attirer l'attention. Moins d'une semaine après les attentats du 13 novembre, Mohamed Chirani est en direct sur iTélé. Quelques heures plus tard, il sera une cible de Daech pour ces propos:

«Sachez que Dieu donne raison à ceux qui ont la parole juste et qu'il égare les ignorants comme vous, sachez que nos martyrs français citoyens tombés sont au paradis et vos terroristes en enfer. […] Maintenant, ça va être verset contre verset!»

Ce consultant en politiques publiques et spécialiste de la radicalisation religieuse est désormais menacé de mort. Sa vie a basculé «dans le lourd», a-t-il raconté à L'Obs. Comme lui, certains observateurs subissent injures et menaces de mort, notamment via internet. Et même si tous ne sont pas dans son cas, le travail de chercheur ou de journaliste sur Daech n'en est pas moins compliqué au quotidien: manque de renouvellement générationnel, manque de moyens, vision des chercheurs peu compatible avec celle des médias ou des politiques…

Romain Caillet, historien, chercheur et consultant qui se consacre à l'étude des groupes djihadistes, détaille sa méthode:

«Je compare souvent la “djihadologie“ à la “soviétologie”. Il fallait alors une connaissance du monde slave et du marxisme, comme il faut une connaissance de l'arabe et de l'idéologie islamiste aujourd'hui. Le problème du monde universitaire, c'est que les gens ne prennent pas ces études au sérieux car ils disent qu'ils ne veulent pas se fixer selon l'agenda des politiques. Et comme c'est un milieu marqué à gauche, il y aussi la crainte de nourrir l'islamophobie ou qu'on fournisse des arguments à l'extrême droite.»

Conséquence: il est brocardé par certains de ses collègues parce qu'il vit de ses consultances dans le privé, depuis 2015, faute d'avoir trouvé sa place dans le monde universitaire. «C'est comme le milieu du grand banditisme. Pour étudier ce monde-là, certains privilégient les sources policières, et d'autres parlent plutôt aux voyous et bandits. Moi, je parle aux bandits.» Au risque, parfois, de privilégier ses sources à une véritable contradiction ou réfutation des arguments djihadistes?

«Ça n'est pas mon travail. Quand je vois une information tronquée et que je dois en parler, je le dis. Mais ça n'est pas mon rôle de réfuter leur propagande. C'est le rôle des acteurs musulmans, des politiques… Je suis juste responsable de ne pas donner de fausses informations au public. Je me limite à corriger.»

Valls et les «excuses»

Comme lui, les spécialistes du djihad et des questions islamistes sont souvent éloignés du monde universitaire –même si certains, comme Olivier Roy, François Burgat, Mathieu Guidère ou Bernard Rougier en font partie et jouissent de fonctions honorables dans des institutions. Le monde universitaire est peu sensible au changement et n'aime pas ceux qui, comme Romain Caillet, chevauchent différentes disciplines: sociologie, anthropologie, histoire…

Pour combattre cette inertie, le gouvernement a annoncé la création de nouveaux postes. En décembre 2015, un «appel à manifestation d'intérêt» a été lancé à destination des établissements d'enseignement supérieur pour créer des postes manquants. Six dossiers ont été retenus, parmi lesquels la création d'un poste de «maître de conférence en sciences politiques autour du thème “radicalité islamique”» à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ou la création d'une «licence d'islamologie» à l'Université de Strasbourg. Une avancée remarquable mais qui ne résoudra pas les problèmes de fond.

Car dans le même temps, Manuel Valls n'a pas hésité à attaquer frontalement les chercheurs en faisant deux déclarations fracassantes: «J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé», jugeait-il devant le Sénat deux semaines après les attaques du 13 novembre. Puis devant l'Hyper Cacher, le 9 janvier, il récidive: «Il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser.»

Ces «attaques» ne sont clairement pas passées dans le milieu universitaire, comme le montre le rapport de 70 pages, dévoilé par Le Monde, signé Alain Fuchs, président du CNRS et de l’Alliance Athena (regroupement des acteurs de la recherche en sciences humaines et sociales). «Les enseignements des sciences sociales sont la meilleure façon de lutter efficacement contre toutes les formes de terrorisme», détaille ce dernier dans ce travail commandé par le ministre de l'Enseignement supérieur Thierry Mandon après les attentats. «Leurs analyses et explications proposées par les chercheurs qui se consacrent à ce domaine sont essentielles à cet égard. Connaître les causes d’une menace est la première condition pour s’en protéger.» Le rapport fait également l'état des lieux de la recherche sur le terrorisme, la difficulté pour les jeunes chercheurs de trouver un «emploi stable» et de se consacrer à de longues études, sans parler de la difficulté de médiatiser correctement et efficacement leur travail.

Car passer dans les médias prend du temps. Parfois plusieurs jours de travail pour une interview. Sans parler des formats: sur BFM ou iTélé, les journalistes demandent des pastilles d'interprétation. Veulent qu'on explique en quelques minutes des phénomènes ultra-compliqués. Conséquence: quelques heures après les attentats, ce sont les «bons clients» qui s'expriment dans les médias, alors même qu'il n'y a parfois rien à dire car l'enquête n'est pas encore bouclée. «Les plateaux télé et radios sont trustés par des gens qui n'ont mené aucun travail empirique sur le sujet», regrettait récemment David Thomson, spécialiste du djihadisme et journaliste à RFI, qui avait, dès 2014, alerté, sur les plateaux et sous les quolibets, sur le statut de cible de la France chez les djihadistes. «Ce sont des gens qui peuvent dire tout et n'importe quoi d'un jour à l'autre.» «On ne citera pas les noms de ces experts autoproclamés qui squattent les plateaux télés pour combler notre soif inextinguible de comprendre. On connaît d’ailleurs davantage leur visage que leur véritable CV. Que sait-on de leurs travaux? Qui les finance? Quelles expériences réelles et actuelles peuvent-ils mettre en avant pour justifier leurs invitations? Rien», dénonçait Libération trois jours après les attentats de Bruxelles.

«Des experts souvent liés à leurs cercles»

Une phrase du rapport Fuchs symbolise bien cette tension entre chercheurs, citoyens et politiques: «La plupart des chercheurs ne se préoccupent pas de transférer leurs résultats de recherche vers la société. […] Les décideurs ont, quant à eux, pris l’habitude de se reposer sur des experts souvent liés à leurs cercles.» Tout fonctionne en vase clos. Au détriment de l'information…

Amel Boubekeur, sociologue, spécialiste de l'islam en Europe et chercheuse associée au Centre Jacques-Berque, à Rabat, prolonge ce constat: «L'enjeu tient surtout à la capacité des chercheurs à s'adresser à différents publics tout en maintenant une réelle approche scientifique.»

«Un an après le 11 septembre, on a assisté à une réelle prise de conscience aux Etats-Unis, avec le  développement de crédits, la création de postes spécialisés sur la question», rappelle Romain Caillet. «En France, on en parle sérieusement depuis le 13 novembre seulement…»

Aujourd'hui, les discours véhiculés dans les médias sont très idéologisés. En laissant la parole à certains pseudo-spécialistes, les médias ont recouvert ces questions islamistes de nombreux fantasmes, alors même que certains travaillent avec sérieux et distance, depuis près de vingt ans, sur ces phénomènes.

«Vulgariser reste un devoir citoyen», argue Amel Boubekeur. «Il y a une telle occupation de l'espace médiatique par des polémistes qui, par définition, n'ont pas le temps ni l'envie d'analyser quoique ce soit ou de faire du terrain. Cette surreprésentation sur un sujet comme celui-là a des effets réels, comme la montée des crimes de haine et une difficulté croissante pour les chercheurs à intervenir dans le débat public de manière froide sans être catégorisé intégriste laïcard ou crypto-islamiste», regrette-t-elle.

«Complexe d'érudition»

Arthur Quesnay, doctorant en science politique à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur au think tank Noria Research, termine actuellement sa thèse et consacre une partie de son agenda à faire de la pédagogie pour les médias. «Je passe beaucoup plus de temps à former des journalistes qui partent sur le terrain qu’à parler dans les médias», détaille-t-il. Pour lui, «il y a deux métiers: journaliste, c'est être capable d’expliquer en quelques minutes des phénomènes politiques complexes à des gens qui n'en ont parfois aucune connaissance. Le métier de chercheur, lui, analyse ces phénomènes sur plusieurs années et essaie de mettre en perspective. Les deux approches ont chacune leur utilité et subissent des contraintes différentes, même si cela n’excuse pas le fait que les médias ont tendance à aller très vite et à faire l’économie d’une position critique et d’une analyse rigoureuse.»

Amel Boubekeur va même plus loin:

«Il y a un complexe d'érudition dès qu'on parle de façon pragmatique de ces sujets-là. Certains disent: “Je suis chercheur, moi! Je ne vais pas simplifier mon message.” Donc ça laisse le champ libre à d'autres types d'acteurs, des bons clients, invités dans des émissions à forte audience. De plus, le monde académique ne maîtrise pas vraiment les codes télévisuels. Il faudrait aussi encourager l'intervention des universitaires dans des espaces populaires, là où se trouvent les "vrais" gens.»

Avec d’autres chercheurs, Arthur Quesnay s'est trouvé aux premières loges pour assister à la montée en puissance de l'État islamique. À partir de 2009, il a vécu en Irak, après avoir habité à Damas et en Égypte, notamment pour apprendre l'arabe. Il s'est ensuite rendu, en 2012, dans le nord de la Syrie avec deux autres chercheurs, dans la région de Raqqa et d'Alep, dans des zones tenues aujourd'hui par Daech. «L'Etat islamique a une vraie trajectoire historique et politique depuis vingt ans et surtout depuis 2003. C’est un mouvement révolutionnaire qui s’est construit sur le long terme», argumente-t-il. «J'étais rentré en contact avec des groupes de l'insurrection irakienne qui se battaient contre les États-Unis à l'époque. C'était une situation très instable. La population apprend à vivre malgré un univers de violence assez particulier où les enlèvements, assassinats et attentats sont hebdomadaires. Les capacités d’adaptation des habitants sont impressionnantes. C’est en l’étudiant que j’arrive à comprendre comment rester longtemps sur place sans prendre de risques.»

Plus on insiste, en France, sur le débat identitaire entre islamophobie et extrémisme religieux, moins les articles de fond sur l'arrivée de l'Etat islamique au Moyen-Orient peuvent résonner. «Certains chercheurs ou certains experts vont même nier la réalité de l'existence du djihadisme, en expliquant que c'est le produit de services étrangers, algériens ou américains», note Romain Caillet. «D'autres ont des réseaux avec des intellectuels du monde arabe, or ces derniers ont parfois une vision complotiste du monde occidental, donc ils vont faire le reproche aux chercheurs de donner de la visibilité à ces thématiques-là. Et ce complotisme des élites arabes gagne une partie des élites reconnues, en France, qui expliquent que les djihadologues sont crédules et ne voient pas les enjeux locaux derrière les logiques terroristes.»

Amel Boubekeur:

«Les études que l'on produit peuvent avoir un effet très concret mais il faut vraiment désidéologiser le traitement que l'on fait des questions "islam/musulmans". Les séminaires de formation avec des fonctionnaires de police, des magistrats, des instits sont par exemple très utiles. Des gens vous demandent de façon candide: “Qu'est-ce que je dis à mes employés qui travaillent à la Poste quand quelqu'un se présente et ne veut pas parler à une femme parce qu'il explique que sa religion le lui interdit?” Aujourd'hui, c'est capital pour toutes ces personnes de pouvoir parler des difficultés mais aussi des bonnes pratiques qu'ils ont sur le terrain ailleurs qu'au Front national… »

Tout ce bagage universitaire est en effet essentiel à la réalité quotidienne. En Angleterre, des chercheurs se réunissent régulièrement dans des séminaires de formation, à destination des fonctionnaires de police par exemple. Depuis des années déjà, les chercheurs sont sollicités par les cabinets des ministères, par la magistrature, pour fournir en notes l'administration et les pouvoirs publics. Prix de ce travail pour de jeunes chercheurs motivés: une note de 30 pages peut ainsi être payée 1.000 euros par une administration. Trop peu pour en vivre… Et pour informer correctement ceux qui en ont pourtant cruellement besoin.

Jérémy Collado

 

Source : Slate

 

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