Larmes politiques

Pleurer face aux médias est un outil de communication comme un autre. Les plus grands dirigeants s'y sont essayés.

Il laisse passer un silence, une larme, et poursuit. Le président américain Barack Obama a pleuré lors de son discours du 5  janvier en évoquant les enfants américains qui, chaque année, perdent la vie dans des fusillades. De façon récurrente, par compassion, par chagrin, en écoutant la chanteuse Aretha Franklin ou pour remercier son équipe de campagne, le président américain n'hésite pas à laisser émerger son émotion. Et il n'est pas le seul. Car il n'est pas rare de voir des présidents ou des politiques s'adonner à une séance lacrymale. Pleurer, depuis toujours, fait partie de la politique.

" Les larmes des hommes politiques ne sont pas étrangères aux sensibilités qui dominent à un moment donné ", énonce Emmanuel Fureix, maître de conférences en histoire à l'université Paris-Est Créteil et auteur de La France des larmes. Deuils politiques à l'âge romantique (1814-1840). Sous la Révolution française, il est commun de s'épancher à l'Assemblée, par émotion ou par attendrissement. Les députés " versent des torrents de larmes lorsqu'ils prêtent serment à la Constitution de 1791 ", s'amuse l'historien. Ces émotions profanes permettent à la communauté de se souder.

Sous la Restauration s'opère ensuite un " ressourcement par les larmes, censées réconcilier la société avec elle-même et restaurer un sentiment politique et religieux après la Révolution et la Terreur, considérées comme un excès de passions ", poursuit l'historien. Leurs partisans commémorent la mort de Louis XVI ou de Marie-Antoinette pour expier ce qu'on appelle alors les " crimes de la Révolution ". C'est dans ce contexte qu'il faut replacer cette gravure représentant un ultraroyaliste les yeux mouillés, un mouchoir entre les mains. " L'ultraroyalisme était identifié à l'obsession maladive du deuil de la Révolution ", explique Emmanuel Fureix.

Une rigidification des comportements s'opère ensuite, dans la seconde partie du XIXe  siècle. " La sensibilité s'est retournée en sensiblerie ou en sentimentalisme ", commente Anne Vincent-Buffault, chercheuse au laboratoire de changement social et politique à l'université Paris-Diderot et auteure du livre Histoire des larmes. Si pleurer est considéré comme naturel chez les femmes, les hommes de pouvoir, eux, doivent savoir se maîtriser et ne se laisser aller à aucun épanchement en public, sauf lors d'occasions particulières comme le deuil. " Ce changement a lieu en réaction à la Révolution française. Le discours contre-révolutionnaire veut se démarquer des hommes sensibles qui versaient si facilement des larmes alors qu'ils avaient répandu le sang ", poursuit l'historienne. C'est aussi le siècle où le privé et le public se dissocient clairement. Pleurer est associé à l'intime et donc au privé. Mais si les bourgeois s'arrêtent de sangloter au XIXe  siècle, le peuple continue d'aller au théâtre pour pleurer. " La presse s'en donne alors à cœur joie et parle d'“incontinence des larmes” ", rappelle Anne Vincent-Buffault.

L'injonction de la maîtrise masculine des émotions se prolonge " jusqu'aux larmes de George W. Bush, pense Patrick Lemoine, psychiatre et auteur du livre Le Sexe des larmes, jusqu'à ce que l'homme le plus puissant du monde se mette à pleurer devant des millions de personnes sans se sentir émasculé ". Depuis, les politiques laissent paraître leurs émotions. " Si les larmes sont bien utilisées, au bon moment, il s'agit d'un outil de communication comme un autre ", poursuit Patrick Lemoine. Le président russe Vladimir Poutine s'émeut de l'hymne national et Mahmoud Ahmadinejad, président iranien de 2005 à 2013, sort un gros mouchoir pour honorer l'anniversaire de la mort de Fatima, la fille du prophète Mahomet. Ainsi les politiques s'exposent et sont de plus en plus exposés. Ils sont jugés, appréciés à travers la quantité de signes qu'ils produisent. Les médias et la télévision participent donc à la construction de la légitimité et de la popularité des politiques. Ces derniers n'ignorent pas qu'une prestation lacrymale fera l'objet d'une couverture médiatique considérable, et ce d'autant plus depuis le développement des chaînes d'information en continu.

Mais en politique, notamment dans l'Hexagone, cet exercice s'avère plus compliqué pour les femmes. Celles-ci doivent constamment balayer les critiques sexistes qui font rapidement des larmes féminines un aveu de faiblesse. En  1974, la presse affirme avoir vu les larmes de Simone Veil à la tribune de l'Assemblée nationale, épuisée par les attaques de ses adversaires lors de son combat pour l'adoption de la loi sur l'interruption volontaire de grossesse. Trente ans plus tard, Mme  Veil n'a pourtant " pas du tout le souvenir d'avoir pleuré ". Quant à Ségolène Royal, les yeux humides après sa défaite à la primaire socialiste d'octobre  2011, elle s'est sentie obligée d'affirmer en souriant : " Je m'en remettrai parce que je suis forte. "

Que ses larmes soient motivées par l'émotion, la tristesse, la colère, la volonté de faire passer un message ou l'incapacité à le faire, désormais l'homme politique " normal " pleure. Pleurer, oui, mais sans se laisser déborder par l'émotion. " Beaucoup évitent de le faire car ils ne maîtriseraient pas l'exercice ", estime Anne Vincent-Buffault. Car bien pleurer en politique, c'est tout un art. Il ne faut ni trop en faire ni pas assez. Ni montrer un visage congestionné, ni laisser entendre une voix brisée. En fait, il faut pleurer comme Obama.

Fanny Arlandis

 

 

Source : Le Monde (Supplément culture & Idées)

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

 

 

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page