L’État islamique a oublié le peuple : pour le vaincre, les États-Unis ne doivent pas répéter cette erreur

Daech est en train de découvrir qu’il est plus facile de s’emparer de territoires que de les conserver. Ce qui donne aux États-Unis une opportunité de changer la situation dans la région.

 

Depuis la fin de l’année dernière, il apparaît toujours plus évident que l’État islamique (EI) parvient de moins en moins à contrôler les territoires dont il s’est emparé et qu’il exploite. Malgré une année de succès militaires, il est en passe de perdre le soutien populaire dont il bénéficiait. Les raisons de ce phénomène ne sont que trop familières à ceux qui ont suivi les péripéties militaires des États-Unis en Irak et en Afghanistan –il est plus facile de partir en campagne que de gouverner, comme on dit.

La complexité et l’ampleur des processus de stabilisation et de reconstruction post-conflit –la «phase quatre» en jargon militaire américain– s’avèrent un défi bien plus difficile à relever pour l’État islamique qu’il ne l’anticipait peut-être au départ. Pour les États-Unis et ses alliés, c’est peut-être une opportunité non seulement de repousser les insurrections terroristes mais aussi d’en empêcher de nouvelles, encore plus sanglantes, de marcher sur leurs traces.

Califat utopique

Dans de nombreuses régions où il revendique l’instauration d’un califat par exemple, l’État islamique est sur la défensive. Le 1er avril, il a été chassé de la ville de Tikrit par des forces de sécurité irakiennes. Dans le nord-est de la Syrie, l’armée kurde appuyée par des frappes aériennes américaines l’a expulsé de Kobané et avance vers Raqqa. Dans ce qui représente un moment crucial pour la sécurité régionale du Moyen-Orient, les forces saoudiennes sont en première ligne d’une coalition d’au moins 10 pays cherchant à purger le Yémen des Houthis, d’al-Qaida et des insurgés de l’État islamique, et peut-être à remettre de l’ordre dans un pays qui n’a connu que peu, voire pas, de société civile ou de gouvernement efficace.

Les attentats de mars 2015 revendiqués par l’État islamique en Tunisie et au Yémen, et sa campagne en rapport avec eux sur les médias sociaux, qui vise à donner l’image d’une expansion omniprésente, semblent vouloir contrebalancer les signes que l’organisation est peut-être en train de s’effilocher de l’intérieur, comme le rapporte Liz Sly, qui enquête sur l’EI pour le Washington Post.

Plus que par des revers militaires, les récentes déconvenues de l’État islamique s’expliquent par le choc entre leur exercice utopique de la construction d’un État et les réalités concrètes de la gestion de diverses communautés.

«Ce que nous voyons, c’est essentiellement un échec des principes centraux de l’idéologie de l’EI, qui sont l’union de peuples d’origines différentes sous la férule du califat, confie Lina Khatib, directrice du Carnegie Middle East Center de Beyrouth, à Liz Sly. Cela ne fonctionne pas sur le terrain. Ça les rend moins efficaces pour gouverner, et moins efficaces dans leurs opérations militaires.»

Stratégie superficielle

La cause principale, ou la dernière en date, de ce «point culminant» (hommage à Clausewitz) réside dans son incapacité à fournir des services publics de base et dans son échec à promouvoir un sentiment plus inclusif de la société civile –les mêmes faiblesses sociopolitiques et socioéconomiques exploitées au départ par les extrémistes.

Comme l'écrivait Jim Sisco, président d’ENODO Global, dans Foreign Policy en janvier 2015, «l’EI a été capable de combler immédiatement un vide créé par la guerre civile en cours en Syrie et par un gouvernement irakien dominé par les chiites qui négligeait les tribus sunnites». Ce faisant, il pouvait «jouer sur les sympathies des populations» et sur la désaffection, en Irak au moins, envers un gouvernement et une armée mis en place sous l’égide des Etats-Unis.

Mais, comme on a déjà pu le constater, une stratégie aussi superficielle visant à gagner les cœurs et les esprits ne peut guère aller loin. En novembre 2014, l’État islamique avait déjà mauvaise presse dans la région –huit personnes sur dix interrogées dans le cadre d’un sondage mené par l’Arab Center of Washington[1] déclaraient entretenir une vision négative de l’État islamique. Cependant, le même sondage a également révélé les soupçons hasardeux de la «rue arabe» concernant la «main cachée» des étrangers dans la région, et notamment celle des États-Unis. Il convient de se rappeler que l’État islamique est davantage une franchise étrangère qu’un produit régional. Et il est pris au piège de sa propre dimension de la phase quatre.

Occupants

Les semis de la colère populaires sont souvent plantés par les envahisseurs eux-mêmes. Pour le meilleur ou pour le pire, les tentatives de remplacer ou de reconstruire les structures à ces niveaux régionaux essentiels reflètent soit l’absence de prévoyance, comme dans le cas des États-Unis en Irak, soit une réelle malveillance.

me dans le cas des États-Unis en Irak, soit une réelle malveillance.

«À mesure que les jihadistes se répandaient dans le nord-est de la Syrie, se souvient Robin Wright, membre de l’U.S. Institute of Peace (USIP), dans le New Yorker de début décembre 2014, ils s’emparaient des camions de pompiers, des camions-poubelles, des ambulances, des générateurs, des réservoirs d’eau et des équipements de secours fournis aux conseils locaux. La prise de pouvoir de l’État islamique a également mis un terme aux subventions fournies par les États-Unis qui servaient à payer les enseignants locaux.»

À la fin de l’année, rapporte Liz Sly, les prix des biens de première nécessité ont flambé et une pénurie de nourriture et de médicaments s’est installée. À Raqqa, note-t-elle, «l’eau et l’électricité ne sont pas disponibles plus de trois ou quatre heures par jour, les ordures s’amoncellent sans être ramassées et les pauvres de la ville font les poubelles pour trouver des restes dans des rues remplies de gens qui vendent tout ce qu’ils peuvent trouver». Cette situation est due en bonne partie à l’application stricte des heures de prière par la police religieuse de l’EI, la Hisbah, qui ferme les boutiques et interdit de réparer les infrastructures abîmées ou de fournir d’autres services nécessaires.

Il est très rare de gagner une guerre lorsqu’on a la population contre soi. Comme l’avait prédit le général (à la retraite) Eric Shinseki avant la guerre en Irak: c’est une chose de s’emparer du terrain, c’en est une autre de le garder. À l’instar des Allemands en Russie pendant la Seconde Guerre mondiale, les combattants de l’EI ont d’abord été accueillis en libérateurs et non en occupants. Mais lorsque leur vraie nature s’est révélée dans leur comportement draconien à l’égard de quiconque ne cadrait pas avec leurs notions étroites d’identité collective, les habitants de la région ont compris que ce qui les attendait était bien pire que ce qui était derrière eux.

Armée et gouvernement

Le résultat de la phase quatre des opérations «Liberté irakienne» et «Liberté immuable» s’explique davantage par des péchés d’omission que de commission. Le gouvernement américain, dans sa hâte d’expédier en quelques mois ce qui prend des années à réaliser, a jeté de bonne foi des milliards de dollars dans des gabegies, des ministères corrompus, des routes vers nulle part et des écoles sans professeurs, entre autres projets contre-productifs. Ce vaste gaspillage a conduit à la naissance d’une croyance populaire selon laquelle le développement, sous le nom de code «d’édification de la nation», ne fonctionne pas. Évidemment que ça ne marche pas quand on fait tout de travers.

Une partie du problème est que, comme j’ai pu le voir dans les Balkans, en Irak et en Afrique, au moment où les violences se déchaînent, les spécialistes et les technocrates locaux essentiels au bon fonctionnement des services publics –ainsi que les principaux dirigeants de la société civile– sont parmi les premiers à s’enfuir. En revanche, ils ne sont pas les premiers à revenir, quand ils reviennent tout court. Ceux qui les remplacent sont souvent un assortiment de prétendants locaux incompétents, hors la loi ou corrompus, des soldats dont la formation première n’a rien à voir avec l’administration des services publics, ou des civils étrangers qui, s’ils ont parfois les bonnes compétences, ne sont pas au bon poste ou au bon endroit pour les exercer.

Ce qui devrait être absolument évident aujourd’hui, c’est que, surtout dans les conflits du XXIe siècle, le peuple est une donnée plus fondamentale que les gouvernements ou les armées. Et pourtant, l’aide étrangère et militaire américaine reste majoritairement programmée et dirigée vers les deux premiers éléments de la «remarquable trinité» de Clausewitz, l’armée et le gouvernement, car c’est la sécurité nationale qui leur importe, plus que celle des hommes. Les États-Unis ne sont pas franchement en bonne position pour gérer cette réalité, dans la mesure où ils ont pris à contresens la courbe d’apprentissage de la paix et de la sécurité.

Contexte culturel

Pour autant, les États-Unis ont raison de jouer un rôle indirect et réservé dans les réponses militaires à la violence extrémiste. Ils devraient en faire autant pour gérer les moteurs de conflit et d’instabilité –mais de manière plus attentive et plus sérieuse.

Pour commencer, ils devraient mieux gérer les attentes. Comme Frederic C. Hof, ancien conseiller spécial du Département d’État pour la Syrie, l'a confié à Robin Wright, «il n’existe pas de balles magiques ou de poudre de fée» permettant d’arranger rapidement les choses.

Le contexte culturel et le fait de jouer sur le long terme sont les éléments capitaux ici. Le modèle occidental des droits individuels et de la citoyenneté dans un État-nation ne s’applique pas facilement. Pour les Arabes, la famille est l’unité identitaire fondamentale. Ensuite viennent les clans et les tribus.

Tant que l’identité nationale restera «dans la psyché collective», affirme une analyse Stratfor de l’année dernière, il restera un long chemin à parcourir. En outre, les nations se construisent à partir de la base plutôt que du haut vers le bas. Il n’y a qu’à voir l’Amérique.

Pour combattre l’extrémisme dans la région, les États-Unis doivent notamment y introduire une dynamique nouvelle: les initiatives de développement soutenues par les États-Unis doivent chercher à construire la paix plutôt que des nations. Pour faire mentir les édificateurs de nations réactionnaires, le meilleur moyen d’améliorer la gouvernance et la société civile consiste à rétablir la paix en partant de la base vers le haut, et non pas à construire un État en partant du sommet. Certes, cela prend plus de temps et les incertitudes sont plus nombreuses, mais les coûts sont bien moins élevés et les bénéfices potentiels plus intéressants.

Modèle libanais

Lorsqu’on se penche sur la question de la manière dont les États-Unis pourraient s’y prendre, il semble plus cohérent d’encourager dans les régions fragiles et défaillantes du Moyen-Orient le type de modèle transitoire de gouvernance et de société civile offert par le Liban. Dans ce pays, des seigneurs de guerre sont devenus des hommes politiques nationaux, gouvernement et société fonctionnent, de justesse, pour maintenir l’équilibre entre les factions, et comprennent (au lieu d’exclure) une insurrection latente sous la forme du Hezbollah (qui, ce qui est assez ironique, a très bien géré sa phase quatre après la dernière guerre sur le terrain).

Le Liban n’a rien d’un Shangri-La, mais son niveau de vie relatif, ses services publics et son harmonie sociale et politique intersectaire s’en tirent mieux que dans n’importe quel autre pays de la région.

Il y a une règle à ne pas oublier: il ne s’agit pas de nous ici, mais d’eux. Lors de discussions avec des spécialistes de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés à l’occasion d’un récent voyage à Beyrouth, ils m’ont expliqué que, s’il est important de s’assurer qu’ils sont financés, il l’est encore davantage de fournir cette aide autant que possible avec et par le biais de structures de pouvoir locales légitimes, aussi désagréables que certaines puissent paraître, plutôt que par des canaux humanitaires parallèles, et ce, dans le but de conférer une autorité à ces piliers locaux.

Leur argumentation m’a fait penser à T. E. Lawrence:

«Mieux vaut laisser les Arabes le faire de façon à peine correcte plutôt que d’agir parfaitement à leur place. C’est leur guerre, et vous êtes ici pour les aider, pas pour la gagner à leur place.»

Occasion

En plus d’intensifier ses efforts diplomatiques et de développement, l’administration Obama serait bien inspirée de travailler plus étroitement avec des organisations davantage aptes à construire la paix, comme l’USIP et l’Alliance for Peacebuilding (à laquelle j’appartiens) plutôt qu’avec des pays, et ce, afin de canaliser plus efficacement les efforts.

Le Pentagone, quant à lui, doit envoyer beaucoup plus de conseillers spécialistes des affaires civiles pour aider la coalition saoudienne[2] ainsi que ses partenaires africains à mieux gérer la phase quatre que ce qui a été réalisé en Irak et en Afghanistan, tout particulièrement pour apprendre les tâches difficiles que sont la gestion de la transition de la guerre à la paix et celle du contrôle militaire au contrôle civil.

Quiconque comblera les lacunes du gouvernement et de la société civile –«le premier avec le plus grand nombre», pour paraphraser le général de la guerre de Sécession Nathan Bedford Forrest– sera le véritable vainqueur des luttes identitaires épiques qui se déchaînent actuellement au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Afrique. L’affaiblissement actuel de l’extrémisme et les efforts de ceux qui en sont les plus proches pour s’y opposer représentent une opportunité stratégique pour les États-Unis et surtout pour les États-nations émergeant lentement dans ces régionsd’éviter un nouveau retour en arrière lors de la phase quatre.

Si les États-Unis et ses partenaires dans ces régions ne saisissent pas cette occasion lorsqu’elle se présente, les conséquences de l’échec des dix dernières années ne seront rien en comparaison de ce qui pourrait advenir au cours des dix prochaines.

1 — Sondage mené entre le 9 et le 25 octobre 2014 auprès de 5.100 personnes jointes par téléphone se trouvant au Liban, en Arabie saoudite, en Tunisie, en Iraq, en Palestine, en Jordanie, en Egypte et dans des camps de réfugiés syriens au Liban, en Arabie saoudite et en Turquie. Retourner à l'article

2 — La version américaine de cet article, publié le 16 avril, mentionnait une éventuelle intervention au sol de l'Arabie Saoudite au Yémen. L'Arabie Saoudite a annoncé le 22 avril la fin de ses frappes aériennes au Yémen. Retourner à l'article

 

Christopher Holshek et Foreign Policy

 

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Source : Slate

 

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