Guerre, religion et Proche-Orient

Fleur au fusil, discours martial et péremptoire, une coalition américano-européenne s'en va donc tordre le cou aux djihadistes de l'Etat islamique (EI). " Nous les vaincrons ", a lancé cette semaine Barack Obama ; François Hollande devait en dire autant, vendredi, lors d'une visite en Irak.

L'ambition est salutaire. Pas sûr qu'elle soit réaliste : peut-on dissoudre le djihadisme sous un tapis de bombes ?

 

La coalition contre l'Etat islamique a vu le jour à Newport, en Grande-Bretagne, à l'occasion du dernier sommet de l'OTAN. Outre les Etats-Unis, elle rassemble neuf autres membres de l'organisation, dont les principales puissances militaires européennes et la Turquie. Elle a porté un diagnostic exact : " Il y a unanimité pour dire que l'Etat islamique est une menace significative et que nous devons agir. " La coalition s'est fixé un objectif pour le moins difficile : " Nous allons affaiblir et, in fine, détruire l'Etat islamique (…) comme nous l'avons fait pour Al-Qaida. "

Ce n'est pas ce qu'il fallait dire. D'abord, Al-Qaida n'a pas été défaite. L'organisation d'Oussama Ben Laden a peut-être été démantelée en Afghanistan et au Pakistan, mais la franchise Al-Qaida se porte bien, en Afrique de l'Est, au Sahel, et, ici et là, dans le monde arabe. Elle resurgit, sous des appellations différentes, au Yémen, en Syrie et en Irak – après tout, l'EI, installé de part et d'autre de la frontière syro-irakienne, est un rejeton de la famille.

Familier de la guerre de guérilla, Gérard Chaliand observe : " En voulant se constituer en califat en charge de l'administration d'un territoire, les djihadistes de l'Etat islamique sont devenus vulnérables. " Ils ne sont plus dans la guerre de mouvement, ils offrent des cibles fixes.

Pour autant, il n'est pas dans le pouvoir d'une campagne aérienne occidentale, même appuyée au sol, de venir à bout de ce que représente l'Etat islamique. La vraie victoire sur le djihadisme ne peut être que culturelle ou idéologique. Elle ne peut venir que du monde arabo-islamique, pas d'une volée de roquettes américano-européennes. On peut affaiblir le djihadisme par les armes, il réapparaîtra, sous une forme ou une autre, comme le montrent les réincarnations successives d'Al-Qaida.

La vraie ligne de front passe dans les têtes : " Le monde arabe est un monde en crise, malheureux, en guerre contre lui-même " et, marchands de chimères, " les islamistes lui proposent de renouer avec un passé conquérant, brillant, mais mythologisé ", explique au Point l'historien Elie Barnavi. L'EI est la dernière expression de cette double guerre, civile et religieuse, qui ravage l'aire arabo-islamique : sunnites contre chiites, révolutionnaires contre modérés. L'EI séduit les jeunes musulmans par dizaines de milliers parce que, totalitaire, il promet " tout " sur terre. Et au-delà.

Intrusion du sacré

Cette intrusion du sacré dans le champ de bataille est au cœur du dernier livre de Barnavi : Dix thèses sur la guerre (Flammarion, 139 p., 12 €). La guerre tout court et la guerre de religion, l'auteur connaît. Israélien, officier chez les parachutistes, il a, à deux reprises au moins, porté les armes pour son pays. Historien, spécialiste des guerres de religion des XVIe et XVIIe siècles européens, il décrypte très bien cette " entreprise de purification et d'avènement " qu'elles sont toujours – pour le pire.

Ancien ambassadeur d'Israël à Paris, Barnavi mêle ses souvenirs de citoyen soldat, évoqués avec humour et autodérision, et sa vaste culture d'historien de l'Europe, d'hier et d'aujourd'hui, pour " réfléchir sur l'évolution de la guerre à l'époque moderne et contemporaine ".

Style brillant, léger, pour propos grave, ses " thèses " brassent large : de la culture de la guerre au pacifisme, des relations entre la morale et la violence à la façon qu'aurait l'Europe contemporaine de chasser la guerre de son horizon.

Mais, chez cet amoureux des Lumières européennes et du modèle républicain à la française, ce qui revient en boucle, et nous ramène à l'Etat islamique, c'est le fléau du fondamentalisme religieux au Proche-Orient.

Israël n'est pas épargné. Le conflit israélo-palestinien " est un conflit national qui dégénère en guerre de religion ", écrit-il. Chez les Palestiniens, le Hamas incarne l'islamisme. Chez les Israéliens, un néosionisme religieux messianique s'affirme de plus en plus. " La montée en force des deux fondamentalismes des deux côtés de la barricade proche-orientale, poursuit Barnavi, nous a ramenés aux guerres de religion européennes de la seconde moitié du XVIe siècle et de la première moitié du XVIIe. "

Deux mouvements nationaux peuvent aboutir à un arrangement au moyen du compromis, dit-il ; en revanche, " si on laisse faire les fous de Dieu, aucun compromis n'est envisageable ". Conclusion : " Le résultat de notre interminable processus de paix ne dépend pas tant de la négociation entre Israéliens et Palestiniens, mais entre Israéliens eux-mêmes et Palestiniens eux-mêmes. "

Cette réflexion nous éloigne de la lutte contre l'EI, mais pas tant que cela : l'islamisme, lui aussi, ne sera vaincu, réellement, ou ne s'épuisera que de l'intérieur du monde arabo-musulman ; pas, ou pas uniquement, sous les coups d'une coalition extérieure.

 

Alain Frachon

frachon@lemonde.fr

En complément du livre de Barnavi, les éditions Perrin et l'hebdomadaire " L'Express " présentent un panorama, vivant et documenté, des quelque vingt guerres qui ébranlèrent le monde moderne :

" Le Siècle de sang, 1914-2014 " (400 pages, 22 €).

 

Source : Le Monde

 

 

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