Winnie Mandela :  » Sans moi, il n’y aurait pas eu de Mandela « 

EXCLUSIF – Pour la première fois depuis les obsèques de l’ancien président et prix Nobel de la paix, sa deuxième épouse, Winnie, écorne le bilan du "Père de la Nation" et évoque son propre rôle dans l’Afrique du Sud de demain. A l’occasion de la sortie en France du son livre Un cœur indompté (Michel Lafon), la députée de l’ANC, 77 ans, a reçu cette semaine le JDD dans sa maison de Soweto. 

  

 

Comment avez-vous vécu ces deux derniers mois après les obsèques de Nelson Mandela?

Je ne pensais pas que ce serait si dur d’être complètement dépassée par ces funérailles nationales, mais cela a été aussi éprouvant pour mes enfants et mes petits-enfants de partager notre deuil avec le monde entier.

Pourtant, cela faisait de longs mois que vous deviez y être préparée?

Je pense qu’on n’est jamais prêt pour vivre ce genre de départ. Je savais bien sûr qu’il était gravement malade mais je crois que je n’avais jamais imaginé de le voir mourir. En fait on essaie toujours de se persuader que lorsqu’on aime ses proches, on pense qu’ils seront là pour toujours. Mais là, l’émotion était dévastatrice, irréelle. Sans doute parce que les médias du monde entier étaient là, nous empêchant de vivre notre deuil dans l’intimité, nous obligeant à partager ce que l’on vit avec la terre entière. Non, ce n’était pas facile.

Comment avez-vous réagi aux éloges des chefs d’Etat du monde entier venus rendre hommage à Nelson Mandela?

Notre famille n’avait jamais imaginé une telle multitude ni perçu que Mandela était si grand. Je ne l’ai connu que comme le père de mes enfants, comme ex-prisonnier et ex-président, mais il était resté une personne normale. Nous n’avions pas réfléchi à la façon dont le monde entier le voyait. Cela dit, nous sommes heureux que le reste du monde soit venu partager notre tristesse et pour nous aider à soulager notre douleur et nous témoigner autant d’amour.

 

Tout le monde a évoqué ce jour-là l’héritage de Mandela. Et pourtant, 20 ans après son pouvoir, il reste tant à faire…

Il faut reconnaitre que notre pays a des problèmes. Bien sûr, nous avons réussi notre émancipation politique mais tout au long de ces années nous avons vu ici et là qu’il y avait des faiblesses dans les politiques qu’à initiées Mandela et que même les valeurs qu’il incarnait avaient du mal à s’ancrer dans la réalité. On ne peut pas réinventer un nouveau Mandela, d’autant que le pouvoir est aujourd’hui représenté collectivement par l’ANC. Mais ce que Mandela a vécu avec ses compagnons en prison, les projets qu’ils avaient ensemble ne correspondent pas vraiment avec ce que nous vivons aujourd’hui. On connait les problèmes qui nous font face aujourd’hui et qu’il faut traiter.

La souffrance que vous avez connue en prison pendant une vingtaine de mois est-elle comparable avec celle qu’a connue Mandela au bagne pendant 27 ans?

Ce qu’ont connu Mandela et les leaders en prison dans le bagne de Robben Island n’a rien de commun avec les épreuves qu’ont traversées le peuple sud-africain et nous, les militants de base de l’ANC, pendant toutes ces années. Nous étions la chair à canon du combat contre l’ennemi et l’apartheid. Eux, en prison, n’ont jamais été torturés comme nous l’avons été. Ce que j’ai fait délibérément, c’est de continuer à faire vivre le nom de Mandela et de ses compagnons en prison. Pourtant, j’étais bannie, coupée de tout contact dans le pays et avec le monde extérieur. Pour faire vivre la lutte, il fallait donc que je m’expose à la violence et à la brutalité de l’apartheid. C’est pourquoi j’ai violé sciemment les lois vicieuses de l’apartheid. C’est comme ça que le monde entier, sachant ce qui m’arrivait, pouvait se souvenir des raisons pour lesquelles j’agissais ainsi.

Votre combat n’était donc pas, pratiquement parlant, le même que celui de Mandela en prison?

En fait, le pouvoir de l’époque pensait qu’en incarcérant la totalité du leadership collectif de l’ANC, ils détruiraient cette organisation. Mais le pouvoir ne pensait pas que des femmes noires comme moi seraient capables de continuer le combat. D’ailleurs les lois de l’époque nous considéraient comme des mineures au même titre que mes filles. Lorsque j’ai été bannie à Brandford, le périmètre qui m’était assigné ne permettait même pas à ma fille Zindzi de jouer avec d’autres enfants. Il a donc fallu que je fasse une requête à la Cour Suprême en ce sens. C’est là que je me suis aperçue que je n’avais pas le droit de le faire. C’est Madiba, mon mari, qui depuis sa prison, a dû le faire à ma place.

 

Vous croyez que Nelson Mandela et ses camarades en prison étaient déconnectés de ce qui se passait dans le reste du pays et de votre combat?

Ce n’est pas seulement ce que pense, c’était la réalité. On les avait mis en prison sur une île pour les couper du monde extérieur. Ils n’ont jamais été torturés, agressés dans leur chair comme on l’a été. Lorsque j’ai été placée en détention solitaire, j’ai connu une brutalité incomparable par rapport à celle exercée à Robben Island. Ils ne pouvaient pas imaginer ce que nous subissions physiquement. Ils vivaient dans un monde qui n’avait rien à voir avec le nôtre. J’étais le seul contact de Madiba avec l’extérieur et le seul messager de l’aile armée de l’ANC en exil avec les prisonniers. Mais pendant sa première année de détention, je n’ai été autorisée à une courte visite qu’après six mois! Et donc, politiquement, oui, ils n’étaient pas au diapason de ce qui se passait dans le pays.

Est-ce pour cette raison que vous n’étiez pas d’accord avec Mandela sur la nature des combats politiques à mener?

Nous n’étions pas en désaccord. Il avait le droit de croire en ce qu’il voulait et j’avais le droit de me conduire comme je le faisais. Nous ne partagions pas les mêmes idées sur certains sujets mais il était libre de croire en la paix tandis que nous, qui subissions la violence de l’apartheid, n’étions pas à l’aise avec cette notion. De plus, nous savions que ceux, au gouvernement, qui négociaient avec Mandela n’étaient pas honnêtes, ils ne croyaient pas en une Afrique du Sud démocratique et multiraciale. C’est pourquoi notre combat n’était pas le même que ceux qui étaient derrière les barreaux. Nous nous étions dehors et nous nous battions physiquement contre le régime dans les rues des ghettos. Nous n’avions que des pierres contre les armes modernes de l’ennemi qui tuaient notre peuple. Nous n’avions pas d’autre choix que de répondre à la violence par la violence. C’était cela la réalité à cette époque.

 

Vous estimez donc que c’est votre combat et celui de la population qui a réussi à faire libérer Mandela plutôt que la négociation qu’il avait entamé avec le pouvoir?

Le gouvernement de cette époque a libéré les prisonniers de l’ANC parce qu’il savait que la partie était perdue. Parce que le sabotage et la lutte armée avaient joué un grand rôle pour permettre la libération de notre peuple. La branche armée de l’ANC avait réussi à s’infiltrer dans tout le pays et le gouvernement n’avait aucune idée de la force de ce mouvement. Le pouvoir n’avait pas d’autre choix que de négocier s’il voulait ne pas voir le pays détruit. Ils n’ont pas libéré Mandela par bonté de cœur mais parce qu’ils y étaient obligés par notre lutte et par l’isolement qu’ils subissaient sur le plan international.

Une fois libéré, Mandela a-t-il eu raison de lancer ce grand mouvement de Vérité et Réconciliation pour rassembler le pays et pardonner?

Disons qu’il a eu raison de négocier le démantèlement de l’apartheid et qu’il était le seul à pouvoir le faire.

Vous écrivez à la fin de votre livre* que l’Afrique du Sud aurait pu mieux faire ces vingt dernières années…

Nous avons lutté pour essayer de changer ce pays en fonction de l’idéal que nous avions en 1994. Nous avons obtenu notre libération politique mais nous ne pensions pas que la libération économique serait indispensable pour parvenir à de meilleurs résultats que ceux que nous avons aujourd’hui. Ce n’est pas un secret que la jeunesse de ce pays est sans emploi et qu’il s’agit d’une bombe à retardement. C’est le résultat de cette négociation avec le pouvoir il y a vingt ans et qui avait fait l’impasse sur cette indispensable libération économique. La richesse de ce pays est toujours entre les mains d’une minorité.

 

Est-ce la raison pour laquelle vous êtes proche aujourd’hui de Julius Malema, l’ancien leader de la jeunesse de l’ANC et qui se présente aujourd’hui avec son propre parti aux élections du mois d’avril?

Julius est comme un petit-fils pour moi. Je l’ai toujours soutenu. Il a choisi sa voie en dehors de l’ANC qui demeure la famille des Mandela et avec laquelle je poursuivrai mon combat au Parlement. Mais c’est le devoir de tout sud-africain de se battre pour réduire les inégalités et parvenir à une véritable libération économique. Car nous avons été en prison pour obtenir cette liberté et nous ne l’avons toujours pas. Un jour viendra où la richesse de ce pays atteindra les plus pauvres des pauvres.

Lorsque vous étiez en prison, avez-vous connu la haine envers les blancs?

Ce n’était pas de la haine. Mais nous luttions pour une juste cause et pour notre dignité humaine contre un système raciste qui avait créé quatre catégories d’individus, les blancs, les métis, les indiens et les noirs. Les noirs étaient la majorité de ce pays et la dernière des catégories en termes de droits. C’était une guerre raciale dans le cadre d’une Constitution qui nous déclarait non-blancs. D’où venait la haine, selon vous? Si je vis encore à Soweto aujourd’hui, c’est pour ne pas oublier d’où l’on vient. Je me suis battue pour que mes enfants puissent vivre à Johannesburg où il nous était interdit de résider, mais moi je finirai mes jours ici à Soweto.

Avez-vous rencontré vos anciens geôliers comme votre mari l’a fait avec les gardiens de Robben Island?

Non, bien que j’ai souhaité le faire. Mais aujourd’hui certains sont morts. J’aurais aimé qu’ils voient ce qu’est devenue l’Afrique du Sud libérée, multiraciale. J’aurais pu leur confier "vous voyez, je vous l’avais bien dit, nous nous sommes libérés en dépit de toute votre brutalité".

 

Face aux difficultés et aux grands chantiers d’aujourd’hui, n’est-il pas nécessaire de reforger une unité nationale comme en 1994 lorsque Mandela avait pris Frederick De Klerk comme vice-président?

La paix a été et reste cruciale pour ce pays. Car nous ne voulons pas revenir à cette époque de l’apartheid. Nous sommes aujourd’hui la majorité. Pouvez-vous imaginer une Afrique du Sud où notre majorité opprimerait la minorité blanche? Les Sud-africains sont terrifiés à l’idée de revenir en arrière. Nous voulons une Afrique du Sud stable. Pour y parvenir, il faudra voter des lois au Parlement qui luttent contre les inégalités économiques et sociales. 20 ans après l’élection de Mandela, nous connaissons encore des drames. Il y a quelques années, un fermier blanc a tué un jeune enfant noir parce qu’il l’avait pris pour un babouin. Le racisme est un cancer qui affecte le monde entier.

C’est donc votre devoir de "Mère de la Nation" de rester vigilante?

Je ne me suis pas donné ce titre. Je suis née sous l’apartheid. Toute ma vie j’ai réagi au mal qu’on me faisait. J’ai combattu au milieu de mon peuple, j’ai jeté des pierres avec eux, et j’en suis fière. Je lutterai jusqu’à mon dernier souffle pour protéger notre liberté et pour qu’elle soit totale. Jusqu’à ce que tous les enfants puissent aller à l’école, à l’université et trouver un emploi.

Votre livre contient le journal de votre détention en prison. Pourquoi l’avoir publié? Pour ne rien oublier?

Lorsque mes avocats sont venus me voir après neuf mois de détention, je n’avais toujours pas eu le droit de me laver. On ne me donnait que deux litres et demi d’eau par jour. Mes avocats m’ont conseillé de ne pas me plaindre sinon on leur retirerait leur droit de visite. J’ai donc tout écrit dans un carnet au jour le jour. Je ne l’ai jamais relu depuis, même avant qu’il soit publié. En fait, je pense que j’ai enfoui tous ces souvenirs au plus profond de moi-même. Mais si tout le monde peut le lire aujourd’hui, c’est pour qu’on n’oublie pas ce que nous avons vécu et pour que cela n’arrive plus jamais. Pour qu’on n’oublie pas les épreuves que j’ai traversées. Si je ne m’étais pas battue, il n’y aurait pas eu de Mandela, le monde entier l’aurait oublié et il serait mort en prison comme le souhaitaient ceux qui l’y ont jeté.

* Un cœur indompté, carnets de prison et correspondance, de Winnie Madikizela-Mandela (Editions Michel Lafon). 

François Clemenceau – Le Journal du Dimanche

dimanche 26 janvier 2014

 

Source : Le Journal du dimanche

 

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