Le cours est dans la machine

En numérisant les savoirs, il devient possible de les délivrer partout à moindre coût, dans les pays du Sud comme dans ceux du Nord.

 

 

A 14 heures ce jour-là, tous les élèves de 3e année des 134 Bridge International Academies suivent sur une tablette numérique un cours sur le triangle, ses angles et ses côtés. Ceux de 2e année, eux, sont plongés dans leur programme de lecture. Tel est le principe de ces écoles low cost qui scolarisent désormais 50 000 élèves au Kenya : tout le monde fait la même chose au même moment, et le cours est dans la machine – c'est-à-dire dans la tablette numérique. Quant au maître, il a pour mission d'aider à l'acquisition des savoirs, pas de les dispenser.

Ces écoles sont nées d'une conversation entre trois militants américains de l'éducation pour tous. Jay Kimmelman, cofondateur de l'éditeur de logiciels Edusoft, l'anthropologue Shannon May et le spécialiste du jeu éducatif Phil Frei sont partis d'une question simple : " Comment transposer à l'école ce que Starbucks a fait avec le café ? Servir partout un même produit de qualité, pas cher. " Pour répondre à cette question potentiellement universelle, à l'heure où 60 millions d'enfants n'ont accès à aucune scolarisation et où 200 millions ne terminent pas leur cursus primaire, ils ont forgé le concept aujourd'hui décliné au Kenya.

Pour créer une école low cost, ils ont commencé par mettre le prof dans la machine. Numériser l'ensemble des connaissances dont doit disposer chaque élève revient beaucoup moins cher que former des enseignants. " Nous avons enregistré les cours de 45 excellents enseignants, issus des meilleures écoles kényanes et de Harvard. Les élèves les visionnent en classe et les travaillent avec des enseignants locaux, que nous recrutons et formons ", explique l'entourage de Shannon May.

L'idée est de fidéliser ces moniteurs, recrutés à proximité, mieux formés et mieux payés que leurs homologues d'autres écoles privées. Le dispositif repose sur un principe fondamental : rentabiliser l'enregistrement en le diffusant à grande échelle, afin d'atteindre un coût inférieur à 5 dollars par mois et par enfant. La question du coût est essentielle au Kenya, où une grande part de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté et voit dans l'école privée le seul moyen de monter dans l'échelle sociale. Or, ici, la Banque mondiale a mesuré que le taux d'absentéisme des enseignants dans le secteur public était de 47 % et que le temps de classe quotidien se limitait à deux heures treize minutes…

Avec plus de 10 millions d'enfants non scolarisés, le Kenya figure en tête de la liste des 12 Etats cumulant la moitié des " sans-école " de la planète. C'est dans le bidonville de Mukuru, à Nairobi, la capitale, que Bridge International Academies a ouvert sa première école, en 2009. Ses résultats académiques font aujourd'hui la différence par rapport au public et aux autres établissements privés, montrant à quel point ce concept d'école low cost s'impose dans le monde de l'école. L'organisation fait désormais travailler 2 000 personnes dans le pays et nourrit d'autres ambitions : 70 nouvelles écoles ouvrent à la rentrée. Surtout, l'objectif d'ici à 2035 est de scolariser 10 millions d'enfants dans au moins 12 pays d'Afrique subsaharienne et en Inde.

L'école low cost n'est pas réservée aux pays pauvres. La tendance est mondiale. Lorsque, aux Etats-Unis, 200 000 élèves utilisent les leçons de la Khan Academy en classe, c'est déjà une forme de low cost qui s'invite. Salman Khan, l'Américain de 37 ans qui a déjà fait résoudre 1,2 milliard d'exercices de maths aux 280 millions de visiteurs de son site, est un prof du Net. Et, comme le Net investit les classes, il prend la place du prof de maths. Enfin, presque, puisque cette formule offre un contenu à une innovation pédagogique en vogue dans le monde anglo-saxon : la classe inversée. Son principe : hors séance, les élèves visualisent un cours magistral puis, en classe, le maître les accompagne dans la réalisation d'exercices, s'assurant du même coup qu'ils ont bien assimilé le concept.

Parmi les six millions d'utilisateurs réguliers qui visualisent gratuitement les 4 500 vidéos de la Khan Academy, l'usage institutionnel reste marginal, bien qu'en progression. Il n'empêche, l'ambitieux Salman Khan entend bousculer le cours " tradi ". Etudiant, il séchait les cours magistraux de Harvard, les jugeant ennuyeux et dépassés bien que délivrés par des Prix Nobel. Depuis 2006, il répète vouloir partager l'enseignement qu'il " aurait aimé recevoir ".

Aucune de ces deux formules ne va pourtant au bout de la logique : emprisonner le maître dans la machine, ce n'est pas se passer de lui. Mais l'ordinateur peut-il jouer le rôle du prof ? Oui, répond Sugata Mitra, professeur de technologies éducatives à l'université de Newcastle, en Grande-Bretagne. En 1999, il a creusé son premier " trou dans le mur " (hole in the wall) à Kalkaji, un bidonville de Delhi, en Inde, et y a déposé un ordinateur en libre-service. Depuis, il a acquis la certitude que les enfants peuvent apprendre sans éducation formelle. L'expérience, reproduite près de trente fois dans l'Inde rurale, est exportée au Cambodge depuis neuf ans. " De nos jours, il ne suffit plus de donner aux enfants une éducation de base. Il faut aussi qu'ils soient capables de chercher eux-mêmes les informations dont ils ont besoin ", martèle le chercheur.

Pour Sugata Mitra, les enfants peuvent devenir leur propre professeur. L'expérience indienne lui en a apporté la preuve. Des gosses qui n'avaient jamais approché un ordinateur, et ne parlaient pas anglais, ont appris, seuls, sans l'intervention d'adultes : huit mois après que Mitra a installé un premier ordinateur à Kalkaji, ceux qui l'utilisaient avaient progressé en anglais et acquis un socle de compétences informatiques comparable à celui d'écoliers ayant suivi une formation. De plus, se servir d'un ordinateur les a conduits à revenir vers l'école, diminuant l'absentéisme scolaire. Fort de ces résultats, Sugata Mitra a adapté le dispositif dans quarante écoles britanniques. Des " environnements d'apprentissage autonomes " (SOLE, pour self-organized learning environnements), installés dans des salles de classe, ont de la même manière fait leurs preuves, renvoyant le maître au rôle d'accompagnant.

M. B.

 

 

" Il faut enseigner ce qu'est être humain "

 

EDGAR MORIN, sociologue et philosophe, directeur de recherche émérite au CNRS, plaide pour une prise en compte de la complexité dans l'enseignement. Il intervient au WISE.

Quelle est la mission des enseignants du XXIe siècle ?

La mission essentielle de l'enseignement est de nous préparer à vivre ! Or il manque à l'enseignement, du primaire à l'université, de fournir des connaissances vitales. Ainsi, on n'enseigne pas ce qu'est être humain : les savoirs sont dispersés et compartimentés dans les sciences humaines et les sciences biologiques. On enseigne le cerveau en biologie et l'esprit en psychologie, alors qu'ils ne font qu'un.

Vous souhaitez même qu'on enseigne dès le primaire des notions d'épistémologie : qu'est-ce que la connaissance ?

On donne des connaissances sans enseigner ce qu'est la connaissance. Toute connaissance est une traduction suivie d'une reconstruction cérébrale, qui subit le risque d'erreur et d'illusion. Pourtant, nous sous-estimons l'erreur dans nos vies privées et citoyennes. Quelle erreur ! Il faut enseigner la part de risque et d'illusions inhérentes à la connaissance. Cela a un sens dès l'école primaire, où on peut le faire à partir des erreurs et des élucidations de l'élève.

D'ailleurs, je trouve que, par la pluridisciplinarité de sa compétence, le maître du primaire est plus réceptif à l'interpénétration des connaissances que celui du lycée ou de l'université, jaloux de sa souveraineté disciplinaire.

On n'enseigne pas non plus la compréhension d'autrui et de soi-même, ce qui est également vital. Je pourrais continuer et citer les thèmes à introduire, comme l'affrontement des incertitudes ou la mondialisation…

Vous portez un regard sévère sur l'enseignement actuel…

Non. Triste. Il ne rend pas apte à traiter nos problèmes fondamentaux et globaux, alors que nous pourrions puiser dans l'acquis des disciplines les connaissances nécessaires. Les disciplines sont nécessaires, mais leur clôture est néfaste. La séparation des savoirs crée une nouvelle ignorance. Savoir les relier nécessite une connaissance qui réponde aux défis de la complexité de notre monde social et planétaire.

Un moyen d'intéresser des élèves qui, eux, ont cette conscience de la complexité ?

Les élèves ne peuvent qu'être intéressés par ce qui les inscrit dans l'univers physique et biologique, par ce qui les amène à découvrir la complexité humaine. Ainsi, la littérature contient non seulement de l'art, mais aussi des connaissances de nos vies subjectives et concrètes. Le roman a une supériorité sur les sciences humaines, qui abordent la réalité humaine de façon fragmentée et objectivée, comme extérieure à nous. Le roman est une évasion dans l'imaginaire, mais aussi un moyen de connaître la subjectivité humaine. Comme l'a dit le grand écrivain argentin Ernesto Sabato, " le roman est aujourd'hui le seul observatoire d'où l'on puisse considérer l'expérience humaine dans sa totalité ".

Et comment lancer une telle révolution ?

Il faut sans cesse s'appuyer sur une avant-garde agissante. Il n'existe jamais de consensus préalable à l'innovation. On n'avance pas à partir d'une opinion moyenne qui est, non pas démocratique, mais médiocratique ; on avance à partir d'une passion créatrice. Toute innovation transformatrice est d'abord une déviance. Ce fut le cas du bouddhisme, du christianisme, de l'islam, de la science moderne, du socialisme. Elle se diffuse en devenant une tendance puis une force historique. Il nous faut une révolution pédagogique équivalente à celle de l'Université moderne, née à Berlin au début du XIXe siècle. C'est cette université, aujourd'hui mondialisée, qu'il faut révolutionner, en gardant ses acquis, mais en y introduisant la connaissance complexe de nos problèmes fondamentaux.

 

 

Propos recueillis par Maryline Baumard

 

Dossier à lire sur le site Le Monde

 

WISE 2013 (Sommet mondial pour l’innovation dans l’éducation)

 

Source : Le Monde

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