Abderrahmane Sissako : « C’est la fin de la relation Nord-Sud »

Avec « Black Tea », le réalisateur mauritanien dépeint une histoire d’amour entre une Ivoirienne en exil dans un Canton onirique et un Chinois. Une rencontre sino-africaine comme on en voit peu au cinéma.

Jeune Afrique – Abderrahmane Sissako fait son grand retour au cinéma, dix ans après la sortie de son film multirécompensé Timbuktu, récit de la résistance des populations touarègues à l’occupation islamiste. Et quatre ans après son opéra flamboyant Le Vol du Boli. Dans Black Tea, son troisième long-métrage en compétition à la Berlinale, le réalisateur mauritanien se confronte à un sujet d’ordinaire traité à travers le prisme économique, celui de la relation entre la Chine et l’Afrique.

Sans faire fi de l’analyse politique, le cinéaste se concentre sur la trajectoire personnelle d’Aya, une Ivoirienne d’une trentaine d’années qui renonce à se marier en Côte d’Ivoire et part s’exiler en Chine, à Guangzhou (Canton), lieu de petits commerces et d’échanges qui accueille la plus importante communauté africaine d’Asie. S’agit-il d’un rêve ? On ne le saura jamais vraiment. Intégrée et parlant parfaitement la langue, la jeune femme fait la rencontre de Cai, un Chinois de 45 ans avec qui elle apprend le rituel de la cérémonie du thé, symbole de leur amour naissant. Une rencontre de l’autre en construction comme métaphore de l’harmonie possible entre deux peuples, loin des rapports Nord-Sud habituels.

Jeune Afrique : Dix ans se sont écoulés entre la sortie de Timbuktu et celle de Black Tea. Ce temps vous était-il nécessaire ?

Abderrahmane Sissako : J’aurais pu réaliser ce film rapidement, surtout après le succès de Timbuktu. Mais, par intuition, les choses ne se sont pas faites ainsi. Les prémices de ce projet sont là depuis En attendant le bonheur [2002, NDLR], où je montrais déjà une relation amoureuse sino-africaine. La question de la rencontre, qui est au cœur de Black Tea, y était déjà présente. En 2006-2007, j’avais déjà l’idée de faire ce film. Je vis en Afrique et je voulais montrer une Afrique autre que celle que l’on connaît, une Afrique dans ses voyages, les Africains de Guangzhou, les commerces… Il était important pour moi de casser l’autocentrisme européen.

Vos précédents projets, dont Le Vol du Boli, s’attachaient justement aux rapports entre l’Afrique et l’Europe de manière radicalement politique. Ici, vous allez à rebours du discours politico-économique porté par les médias en racontant avant tout des histoires intimes.

C’est exactement cette intention que porte le film. Je suis un peu fatigué de voir cette Afrique qui ne voyage que pour des raisons économiques. L’humanité a toujours été portée par le fait de partir, de rencontrer l’autre. C’était important de montrer qu’un monde nouveau est en train de se créer. Bien sûr, il y aura des tensions dans cette naissance, mais elle va se faire. Parce qu’il y a deux géants, l’Afrique d’un côté et la Chine de l’autre. Et quand ces deux géants vont véritablement se rapprocher, on en tiendra compte. La Chine est une puissance, c’est l’usine du monde. L’Afrique est un continent riche, dont tout le monde a besoin. C’est à elle de se défier, de s’inscrire fortement dans ce rapport. Elle le fait à travers sa jeunesse, beaucoup plus qu’à travers les politiques, grâce à la créativité de ses populations. On a l’impression que l’Afrique attend, mais c’est faux.

Pour autant, je voulais avant tout raconter une histoire avec ce film. Celle de cette Africaine qui part et s’oppose à sa société. Dire non est la chose la plus difficile à faire, et elle en a été capable. Je voulais montrer cette force. Son voyage n’est pas économique. C’est une trajectoire personnelle. Et dans cette trajectoire, elle rencontre quelqu’un, mais rien ne sera possible avec lui si lui-même n’est pas harmonieux. Il doit partir à la rencontre de son enfant illégitime d’abord. Là, on rentre dans une histoire humaine, une histoire de femmes, qui ont toutes été victimes de quelque chose.

Ce monde nouveau d’où vous rayez l’Europe et qui prend forme à travers l’exil d’Aya, parfaitement intégrée en Chine, qui parle la langue, ne relève-t-il pas de l’utopie ?

C’est la réalité de Guangzhou, où les Africains ne parlent que chinois. C’est impressionnant, il y a une énergie… C’est ça, la réalité, ce monde qui se dessine petit à petit et dont on ne parle pas. Cet exil se passe aussi dans l’autre sens. Des Chinois s’installent en Afrique et parlent lingala, wolof… Ce n’est pas une utopie, mais presque un film d’anticipation. Les peuples feront leur histoire, c’est une machine en marche.

On assiste à la fin d’un monde, c’est évident. C’est la fin de la relation Nord-Sud, de l’Afrique-Europe, qui est un échec depuis longtemps. Les peuples ont souffert de l’injustice et de l’inégalité et continuent d’en souffrir. On a créé un concept d’aide au développement pour tromper l’ennemi. Il n’y a pas de générosité à aller développer un pays. Personne ne développe un pays à sa place. On nous a fait croire ça. C’est notre tort, à nous, Africains, d’avoir accepté ces promesses qui n’existent pas.

Comment percevez-vous cette rupture avec l’Europe dans les pays du Sahel ?

Les changements qui se jouent au Mali, au Niger et au Burkina, des putschs à l’annonce de leur sortie de la Cedeao et à l’abandon du franc CFA, etc. ne sont pas l’œuvre d’un autre pays. Dire que la Russie est derrière tout ça, que l’Afrique ne peut pas se révolter elle-même, est extrêmement condescendant vis-à-vis des peuples. Que les Russes y aient intérêt, c’est une évidence. Pour autant, ce n’est pas une version souhaitable, parce que ce n’est pas Wagner et ses mercenaires qui vont libérer les pays. C’est ce que je disais déjà dans Timbuktu, que ce n’était pas Serval qui allait libérer le nord du Mali. La vraie libération ne passe pas par les armées, mais par les gens. Par ceux qui bravent l’autre, ceux qui jouent au football sans ballon, celles et ceux qui chantent…

Dans l’histoire d’Aya, cette libération passe par le fait de fuir son pays…

Oui, parce que s’il y a une chose que l’on ne peut pas emprisonner, c’est l’esprit. Aya part vivre. Elle voit ce couple vivre en harmonie à travers sa fenêtre et son rêve part de là. C’est un déclic du possible. Les peuples peuvent être culturellement différents, mais l’harmonie est possible.

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Eva Sauphie

 

 

Source : Jeune Afrique

 

 

 

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