En Guinée, la junte écrase la presse

Journaux, radios, télés et même réseaux sociaux : voilà des mois que le régime de Mamadi Doumbouya censure les médias. Face à cette répression, et malgré la crainte des représailles, les journalistes guinéens résistent et continuent d’enquêter, notamment sur les scandales politico-financiers.

Afrique XXI  – Le 18 janvier 2024, à l’appel du Syndicat des professionnels de la presse de Guinée (SPPG), une trentaine de journalistes se rassemblent à la maison de la presse de Conakry. Ils protestent contre les atteintes répétées à la liberté d’information par la junte du général Mamadi Doumbouya, au pouvoir depuis le 5 septembre 2021 (lieutenant-colonel avant sa prise de pouvoir, il s’est autopromu général le 23 janvier 2024).

À peine arrivés, ils sont encerclés par la gendarmerie : neuf d’entre eux sont arrêtés ; les autres seront séquestrés durant plusieurs heures au sein de la maison commune des journalistes. « Les gendarmes ont essayé d’envahir les locaux deux fois de suite, sans succès. La zone était quadrillée, les accès étaient bloqués par des pick-up, personne ne pouvait entrer ni sortir. Un drone survolait même la maison », a déclaré à Reporters sans frontières (RSF) Sékou Jamal Pendessa, le secrétaire général du SPPG.

Peu avant, le ministre de l’Administration du territoire et de la Décentralisation, Mory Condé, avait menacé de mettre « hors d’état de nuire »1 les participants et les soutiens à cette manifestation. Depuis le 13 mai 2022, la junte a interdit, en violation de la charte de la transition qu’elle a elle-même rédigée, toute manifestation sur le sol guinéen, et ce jusqu’aux élections – dont la date n’est toujours pas fixée. Finalement, les journalistes arrêtés ont été déférés puis libérés dans la soirée, leur dossier classé sans suite. Le lendemain, Sékou Jamal Pendessa a à son tour été arrêté, puis il a été déféré devant le tribunal de Dixinn, à Conakry, le 22 janvier, pour avoir appelé à manifester.

« Nous avons tous peur »

 

Depuis plusieurs mois, la junte guinéenne attaque la presse de manière systématique : blocage de sites d’information, brouillage de radios, retrait de chaînes de télévision des bouquets des opérateurs Canal+ et StarTimes, blocage des réseaux sociaux et même expulsion d’un journaliste étranger. « Nous avons tous peur. Aujourd’hui, le journaliste ou le média qui n’a pas de parrain au palais Mohammed V [où Mamadi Doumbouya a établi sa présidence, NDLR] s’attend tous les jours à une restriction ou à un brouillage », confie à Afrique XXI un responsable de média qui tient à rester anonyme par crainte de représailles.

Un épisode a particulièrement marqué les esprits. Le 14 janvier 2024, le journaliste français Thomas Dietrich a été expulsé du pays pour « entrée illégale sur le territoire » alors qu’il avait un visa en bonne et due forme. Il enquêtait sur la Société nationale des pétroles (Sonap), la société publique chargée de l’importation du pétrole en Guinée et rattachée à la présidence. Alors qu’il cherchait à interviewer Amadou Doumbouya, l’actuel directeur de la Sonap, dans le respect de la règle du « contradictoire », le journaliste a été arrêté dans son hôtel de Kipé, dans la banlieue de Conakry, et placé dans le premier avion Air France en direction de Paris après s’être fait saisir son ordinateur portable. Il a malgré tout publié son enquête sur X (ex-Twitter) – voir ci-dessous.

 

 

Un rapport de l’inspection générale des finances, qui a fuité et qu’Afrique XXI a pu consulter, souligne des « insuffisances » dans la gestion de la Sonap. Les inspecteurs s’étonnent que la marge attribuée au trader, le nigérian Sahara Group, soit passée de 53 à 115 dollars la tonne après la signature, en avril 2022, d’un avenant au contrat les liant. Ils soulignent également que la marge perçue par la Sonap, qui sert à financer la société publique, est passée de 20 à 150 francs guinéens par litre (soit désormais 1,6 centime d’euro), alors que son budget précédent «  [permettait] à la société de bien fonctionner ». Depuis lors, la société encaisse environ 2,5 millions de dollars par mois pour un usage difficile à justifier.

Dans le même temps, selon des documents émanant de bases de données américaines et qu’Afrique XXI a consultés, en décembre 2022, le directeur de la Sonap a acheté cash une luxueuse villa d’une valeur de plus de 1 million de dollars au Texas, aux États-Unis…2

Sites bloqués, radios brouillées

 

Avant l’expulsion du journaliste français, la quasi-totalité des organes de presse guinéens avaient connu, à un moment ou à un autre, des entraves à l’exercice de leur mission. Ainsi, les sites Internet des journaux en ligne Guinéematin.com et Inquisiteur.net ont été bloqués durant de longues semaines en 2023, et un réseau privé virtuel (VPN) était nécessaire pour y accéder. « Je ne sais même pas comment le site a été bloqué et comment il a été débloqué, indique Nouhou Baldé, le fondateur et directeur de Guinée Matin. Nous n’avons jamais eu d’explications de la part du gouvernement ou de l’administration. Finalement, le 4 novembre [2023], le site était de nouveau accessible sans VPN. Le syndicat avait manifesté et menaçait de continuer à manifester jusqu’à ce que le site soit libéré. » Le 16 octobre 2023, treize journalistes avaient été arrêtés, déjà, lors d’une manifestation contre la censure organisée par le SPPG.

Les radios ont elles aussi été ciblées par la junte. Régulièrement brouillées depuis mai 2023, les principales stations d’information (Espace FM, FIM FM, Évasion FM et Djoma FM) le sont totalement depuis fin novembre. L’Autorité de régulation des postes et télécommunications (ARPT) est pointée du doigt. « L’institution qui a attribué les fréquences, qui les gère et qui veille au respect de certaines normes d’exploitation des fréquences, c’est l’ARPT. S’il y a interférence entre les fréquences de radios, c’est l’ARPT qui intervient et arbitre. C’est bien l’ARPT qui est compétente dans ce domaine », rappelle Talibé Barry, directeur de FIM FM. La Haute Autorité de la communication (HAC), l’autorité de régulation des médias, a saisi l’ARPT fin novembre sur cette question, mais n’a pas obtenu de réponse.

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Tangi Bihan / Abdoulaye Tounkara

 

 

 

Source : Afrique XXI 

 

 

 

 

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