Abidjan, le royaume des cyberescrocs de l’amour

Le MondeEnquête« Sur la piste des “brouteurs” » (2/2). Depuis la Côte d’Ivoire, où ils forment une corporation très particulière, les escrocs en ligne redoublent d’imagination pour gagner la confiance de leurs victimes, leur soutirer de l’argent et jongler avec les comptes bancaires.

Refrains de coupé-décalé et flows de « rap ivoire » montent des terrasses de Koumassi, quartier populaire d’Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire. Néons des « maquis » (petits restaurants), mosaïques d’écrans et feux de voitures composent le corail luminescent de « Babi », ainsi qu’on surnomme la métropole aux nuits extravagantes, où tant d’escrocs en ligne, appelés « brouteurs », vendent du rêve aux solitudes occidentales. Djibril (les noms des fraudeurs cités dans cet article ont été modifiés) nous attend dans une rue discrète, à l’étage d’un restaurant climatisé. Nous sommes recommandés par des membres de sa famille installés en France, qui l’ont assuré de notre discrétion. Depuis que nous sommes en contact, Djibril nous envoie quotidiennement des messages sur WhatsApp : « Coucou, ça va ? », « Comment s’est passée la journée ? », « Vous me gâterez avec une bonne bouteille ? » Le jeune homme sait que notre enquête ne lui apportera pas d’argent, mais il est comme naturellement rattrapé par ses réflexes de brouteur.

Le voici qui nous fait signe depuis la table où il est assis. Tee-shirt siglé Nike, jean déchiré, tresses nouées en catogan. Son regard s’arrête sur notre téléphone. « C’est l’iPhone 14 Pro Max ? Pas mal… », lance-t-il avec un cheveu sur la langue. Aujourd’hui trentenaire, Djibril est devenu brouteur alors qu’il était encore collégien, à l’âge de 15 ans, en suivant l’exemple de ses frères aînés dans les cybercafés de Koumassi. Sa première arnaque lui a rapporté 50 euros. « J’ai acheté une paire d’Adidas, se souvient le “guy”, comme on appelle ici les imposteurs en ligne. Je ne l’ai pas fait seulement pour les chaussures, c’était un test, une épreuve que je voulais relever. »

Depuis ce premier « West » – une fraude dans le jargon des brouteurs –, les techniques de Djibril n’ont pas changé. « Je travaille sur les sites de rencontre, précise-t-il. On gagne du temps parce que les revenus des profils sont affichés. Je me fais passer pour une secrétaire de l’armée en mission à l’étranger. C’est une bonne excuse pour esquiver les échanges à l’oral et les vidéos. Je cible surtout les hommes. » Selon Djibril, les brouteurs sont unanimes : la confiance des hommes se gagne rapidement, mais, à la fin, ils donnent moins d’argent que les femmes… « Je les amène vite sur le terrain de l’amour, poursuit le “guy” de Koumassi. Il faut ensuite trouver leurs faiblesses. Si c’est les enfants, par exemple, je leur dis que j’ai une fille à l’hôpital, que les soins sont chers… Une fois que le “mugu” [« pigeon »] a commencé à payer, il est foutu, il ne veut plus perdre sa mise de départ. » Djibril esquisse un sourire gêné : « En même temps, votre pays nous pousse à la faute en ouvrant des “sites de solitude” ! »

Ruse et hédonisme

 

Une vaste étude menée par l’Institut de lutte contre la criminalité économique de Neuchâtel (Suisse) a testé plus de 15 000 profils sur des sites de rencontre en France, au Canada et dans la Confédération helvétique. Parmi les brouteurs identifiés, près de quatre sur dix opéraient depuis Abidjan, et 90 % d’entre eux étaient des hommes. Les femmes, elles, n’interviennent qu’aux marges, prêtant leur voix ou leurs silhouettes pour crédibiliser un scénario. D’après la même étude, près de la moitié des usurpateurs étaient encore étudiants. Dans les quartiers populaires d’Abidjan, de Yopougon à Abobo en passant par Koumassi, le « bara » (« broutage ») est devenu un mode de vie à part entière. Les « guys » ont leur hiérarchie – « débutants », « vieux pères », « rois du boucan » –, leur musique – le coupé-décalé –, et même leur série – Brouteurs.com, une fiction en trois saisons qui décrit les joies et les peines du bara.

Comment Abidjan, métropole de 6,5 millions d’habitants, s’est-elle imposée comme la capitale de l’imposture aux sentiments dans le monde francophone ? En partie à cause de son taux de chômage, qui toucherait 80 % des jeunes, soit deux fois plus qu’à l’échelle nationale. Mais ce chiffre n’explique pas à lui seul la popularité du bara, la Côte d’Ivoire affichant parallèlement l’un des taux de croissance les plus soutenus de l’Afrique subsaharienne depuis 2012. Quant au niveau de son PIB par habitant, il est deux ou trois fois plus élevé que celui des pays voisins, comme le Burkina Faso ou le Mali. « Les jeunes Abidjanais sont les enfants gâtés de l’Afrique de l’Ouest, affirme Issa, un Ivoirien de 33 ans, responsable de plusieurs chantiers du Grand Abidjan. Je préfère employer des ouvriers maliens et béninois. Ils viennent en Côte d’Ivoire pour bosser. Ici, le salaire minimum ne dépasse pas 75 000 francs CFA [115 euros], mais il est toujours plus élevé que dans leur pays. »

Au-delà des facteurs économiques, l’émergence des brouteurs a une explication historique locale. Au début des années 2000, les arnaqueurs en ligne du Nigeria – surnommés les « Yahoo boys » , ont été durement réprimés par les autorités. Beaucoup se sont repliés sur la Côte d’Ivoire, où l’instabilité institutionnelle offrait un contexte favorable aux escroqueries. Le pays, qui avait déjà connu un premier coup d’Etat en 1999, s’engageait alors dans une décennie de crises militaires et politiques, qui ne prendront fin qu’après l’élection d’Alassane Ouattara, en 2011. C’est au cours de cette période mouvementée que le mode de vie et les valeurs du coupé-décalé se sont imposés parmi la jeunesse ivoirienne, importés par la diaspora parisienne dans les maquis d’Abidjan. L’inventeur de ce style musical, Douk Saga, mort en 2006, prônait la ruse, l’hédonisme et le culte de l’argent. Sous son influence, les brouteurs de Babi ont d’ailleurs pris l’habitude de payer les DJ pour qu’ils chantent leurs exploits.

Le prétexte de la dette coloniale

 

« Avec les crises politico-militaires du début des années 2000, les repères des jeunes ont été malmenés, estime Vladimir Aman, expert ivoirien en cybersécurité. Les brouteurs voyaient des gens s’entre-tuer dans la rue : à côté, les arnaques en ligne passaient pour un moindre mal… La notion de “dette coloniale” a aussi joué un rôle important dans le développement du bara. Beaucoup d’imposteurs l’avancent encore aujourd’hui pour justifier leurs fraudes. » L’idée qu’il serait normal de « voler les voleurs » demeure en effet répandue parmi les brouteurs, souvent prêts à rappeler que les Occidentaux ont pillé les richesses de l’Afrique. « Dans cette logique, poursuit Vladimir Aman, le bara apparaît comme une simple opération de recouvrement, même s’il est vrai que les “guys” ne se distinguent pas par leur conscience politique. »

« La “dette coloniale” est un prétexte, avoue Djibril avec une pointe de mépris. Si les brouteurs parlent de ça, c’est parce que leur conscience les gronde quand ils essaient de s’endormir ! Moi, je n’ai pas besoin de ce genre d’excuse : je me saigne pour le bara. Chaque jour, je passe du temps avec des mugus qui se sentent seuls et malheureux. Ils savent bien qu’il y a un mensonge sous nos causeries… C’est normal que je sois payé pour leur tenir compagnie. » A-t-il conscience que ses impostures ruinent des vies ? Qu’elles peuvent même conduire à des suicides ? Djibril prend une mine grave, quelques secondes, avant de retrouver son sourire juvénile. A l’évidence, tout ça lui paraît bien lointain…

A la différence de son ami Djibril, Bakary, 26 ans, lui aussi brouteur à Koumassi, travaille exclusivement sur le long terme, en ne ciblant que des femmes. « Je me retiens parfois de demander de l’argent pendant les six premiers mois, se vante-t-il. Et encore, si je me débrouille bien, c’est le mugu qui propose, comme ça, on obtient plus. » Le bara est devenu une pratique si répandue que des sortes de scripts sont disponibles sur Internet pour nourrir les échanges avec les victimes. D’après l’un de ces canevas, lorsqu’un mugu demande « qu’est-ce que tu n’aimes pas dans la vie ? », il est conseillé de répondre « je déteste le mensonge et la tricherie ».

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Source : Le Monde

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