Violences conjugales : un « devoir » au Moyen Age, inacceptables au XXIe siècle

Le Monde  EnquêteAu Moyen Age, la « correction » des femmes par leurs maris est non seulement un droit, mais un devoir. Il faut attendre le siècle des Lumières pour que ce principe tombe en désuétude, et la fin du XIXe siècle pour que la tolérance sociale envers les brutalités, peu à peu, recule.

C’est un homme au regard menaçant, le bras levé, qui, sous l’œil indifférent de ses voisins, attrape fermement par les cheveux une femme terrorisée qu’il maintient allongée sur le sol. Extraite d’un manuscrit du Roman de la Rose, de Guillaume de Lorris et Jean de Meung, cette illustration qui date de la fin du XVe siècle fait étrangement écho à un dessin en noir et blanc publié quatre siècles plus tard, en 1899, dans un recueil de chansons de rue – un homme en colère s’apprêtant à jeter une chaise à la tête d’une pauvre femme en chemise de nuit, pieds nus, protégeant craintivement sa tête dans ses bras.

 

Illustration tirée du recueil « Dans la rue, chansons et monologues », A. Bruant, 1899.

 

Une même scène, à quatre cents ans de distance ? Les mêmes gestes, au Moyen Age comme sous la IIIe République ? Une même fatalité qui poursuivrait les femmes depuis des siècles ?

Les violences conjugales n’offrent pas toujours le même visage, mais elles semblent traverser les époques avec une grande constance : dans les procédures médiévales de séparation de corps comme dans les plaintes adressées à la justice pénale du XIXe siècle, dans les dossiers soumis au Parlement de Paris sous l’Ancien Régime comme dans les prises de parole des femmes battues des années 1970, les scénarios, souvent, se répètent. Des insultes, des humiliations, des coups…

Si les actes et les mots se ressemblent, le regard que la société porte sur eux s’est cependant profondément transformé. Considérées comme nécessaires, voire légitimes, par les « coutumiers » du Moyen Age – qui recensaient les droits, usages et règles propres à chaque communauté et imposaient aux maris un « devoir de correction » –, les violences conjugales ont été non plus recommandées, mais largement acceptées au XIXe siècle, par une société organisée autour de la figure toute-puissante du chef de famille. Cette tolérance a fait place, un siècle et demi plus tard, à une ferme réprobation : aujourd’hui, les violences au sein du couple suscitent un opprobre moral, social, politique et pénal unanime.

« Le devoir de corriger par les coups »

 

Comment comprendre que le même geste soit considéré comme une pratique juste et légitime au Moyen Age, comme un comportement répréhensible mais compréhensible au XIXe siècle et comme une conduite inacceptable au XXIe siècle ?

Les flux et les reflux de ces trois révolutions des mentalités ont, depuis le Moyen Age, façonné le regard sur ce que nous appelons aujourd’hui les « violences conjugales ». En bouleversant la hiérarchie des valeurs communes, elles ont, au fil des siècles, déplacé peu à peu les seuils de tolérance, transformé les discours politiques, modifié les normes judiciaires.

Contrairement à ce que l’on croit souvent, l’idée que les coups infligés à une femme par son compagnon constituent des violences intolérables n’est pas un invariant historique, mais le fruit d’un « long travail collectif de construction », selon l’historienne Victoria Vanneau.

Au Moyen Age, ce travail est évidemment loin d’avoir commencé. « A l’époque, les chefs de famille ont le devoir de corriger, par les coups, tous ceux qui vivent sous leur toit – leurs domestiques, leurs enfants, mais aussi leurs épouses », souligne Elisabeth Lusset, qui a codirigé, avec Isabelle Poutrin, le Dictionnaire du fouet et de la fessée. Corriger et punir (PUF, 816 pages, 28,50 euros). « La brutalité, poursuit-elle, est parfaitement admise : au Moyen Age, on ne conçoit pas d’éducation sans violence – envers les enfants comme envers les femmes, qui sont considérées comme des mineures que leurs maris doivent remettre sur le droit chemin. »

« Rappeler à l’ordre les maris laxistes »

 

Rédigés au XIIIe et au XIVe siècles, les « coutumiers » autorisent ainsi le maître de maison à frapper, voire à blesser sa femme – à condition, résume en 1908 l’historien André Maillard, de ne pas « trop l’endommager ». Dans les Coutumes de Clermont-en-Beauvaisis (1283), le juriste Philippe de Beaumanoir précise ainsi que si une femme est « en voie de faire folie de son corps, ou quand elle dément son mari, ou maudit, ou quand elle ne veut obéir à ses raisonnables commandements », celui-ci a le droit de la « châtier raisonnablement ».

Parce qu’il dispose d’une pleine juridiction chez lui, le mari violent échappe à la justice du seigneur ou du roi – sauf, précise la coutume de Bergerac, s’il y a eu « mort, mutilation ou fraction de membres », ou s’il a utilisé des « armes émoulües [aiguisées] ». Parce que le sacrement du mariage est indissoluble et le divorce interdit, les femmes ont pour seul recours de demander aux juges la séparation de corps – une procédure qui, soulignent l’historienne Martine Charageat et la juriste Simona Feci dans le Dictionnaire du fouet et de la fessée, aboutit rarement, y compris lorsque les brutalités relèvent, en droit canonique, du domaine des sévices (saevitia).

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Publié le 25 novembre 2022 à 06h15, modifié le 23 février 2023

 

 

Source : Le Monde  

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