France – La jeune mère et l’enfant de la « honte »

Récit - Le procès d’une femme d’origine algérienne accusée d’avoir tué son bébé lors de son accouchement s’est tenu, fin juin, à Bobigny. L’audience, d’une intensité rare, a permis de mesurer les interdits (sociaux, culturels, religieux) qui déchirent certaines familles.

Le Monde – Meroua L. avait tout juste 18 ans. Elle était en terminale, dans un lycée professionnel de Seine-Saint-Denis. Un après-midi d’octobre 2018, elle a couché avec un homme de onze ans son aîné. Pour elle, c’était la première fois. Il y a eu une deuxième fois, peut-être une troisième, on ne sait pas exactement. Ses règles ne sont pas arrivées le mois d’après. Meroua s’est vêtue de tuniques larges pour cacher à ses parents et à ses trois petites sœurs son ventre qui s’arrondissait. Fin juillet 2019, elle s’est enfermée dans la salle d’eau de l’appartement familial.

Accroupie dans la douche, elle se mordait la main pour ne pas crier. De la chambre voisine, sa mère s’impatientait et lui hurlait de sortir, car elle devait faire ses ablutions avant la prière. Meroua a attrapé les ciseaux dans la corbeille à maquillage, a coupé le cordon et a enroulé le bébé dans sa robe. Elle a enfilé un peignoir en cachant du mieux qu’elle pouvait son paquet contre elle, a pris l’ascenseur jusqu’au local poubelles du sous-sol. Elle est remontée aussitôt, a nettoyé le sang dans la salle d’eau avec une serpillière. A sa mère, Meroua a dit qu’elle avait ses règles. Le corps du bébé n’a jamais été retrouvé.

Maintenant, il faut imaginer cette toute jeune femme musulmane venir raconter cela en public, du 26 au 30 juin, devant la cour d’assises de Seine-Saint-Denis, à Bobigny, qui la juge pour meurtre. A sa droite, l’encourageant des yeux, ou plutôt la portant de toutes leurs forces muettes, ses deux avocates, Céline Lasek et Lucie Lecarpentier. Derrière elle, assis sur le banc des parties civiles, le père biologique de l’enfant mort, accompagné de ses sœurs et de sa mère. Lui, le corps tendu comme un arc, le regard haineux, exigeant de savoir ce que Meroua L. a fait de son fils. Elles, enveloppées de la même hostilité. Face à l’accusée, des jurés citoyens, hommes et femmes de toutes origines, et, au milieu d’eux, un président qui se penche vers elle et lui demande, la voix grave :

« Vous appréhendez ces cinq jours d’audience ?

– Oui…

– Il ne faut pas avoir peur de la vérité. »

Des larmes perlent au bord de deux yeux immenses, étirés sur les tempes, qui donnent au visage dénudé de Meroua L. la fixité d’un masque de théâtre japonais. C’est juste après que, pour la première fois, elle a prononcé le mot « honte ». Elle vit avec, depuis son arrivée en France, à l’âge de 13 ans. Deux ans plus tôt, ses parents avaient quitté l’Algérie, laissant leurs deux aînées (dont Meroua), à la garde des grands-parents. Sa mère lui avait seulement dit qu’elle partait « en vacances ». Mais, en Seine-Saint-Denis, où elle avait rejoint son mari, elle avait donné naissance à une troisième fille. Pour ne pas subir les reproches de sa belle-famille, qui attendait d’elle un garçon, sa mère avait décidé de ne pas rentrer. Puis elle avait fait venir les deux aînées. « Elle nous disait qu’en France ce serait beaucoup mieux, qu’on pourrait faire des études. »

Meroua découvre le rez-de-chaussée insalubre dans lequel ils sont installés. Le paradis vanté par sa mère a un goût amer. Son père, qui tenait un petit commerce à Alger, n’a pas trouvé de travail, sa santé a décliné. Une quatrième fille est née, ils se serrent à six dans deux pièces. « En Algérie, on avait une vie modeste, mais la maison était grande. » Au collège, la bonne élève algérienne voit ses résultats scolaires s’effondrer. Les autres élèves se moquent d’elle. « On me traitait de blédarde, j’avais honte. » Elle ne peut inviter personne chez elle, et sa mère lui interdit d’aller chez les autres. Auprès des enseignants, elle insiste pour que sa fille passe en seconde générale. « Pour elle, je devais réussir, montrer l’exemple à mes sœurs. » Meroua échoue et change d’établissement pour intégrer la filière gestion administrative d’un lycée professionnel où elle s’ennuie. « Là, j’ai commencé à mentir, c’était la facilité. »

Devant ses nouvelles copines du lycée, gamines de cité nées françaises, elle cache son enfance algérienne – « J’avais honte » – et s’invente une vie. L’été, elle leur envoie sur Snapchat des photos d’avion qui décolle, chipées sur Internet, pour leur faire croire qu’elle aussi part en vacances. Surtout, elle cherche à tout prix à s’intégrer auprès de ces adolescentes plus délurées qu’elle, commence à sécher les cours et se laisse approcher par Dilale, un grand type presque trentenaire qui a un boulot de technicien, un salaire, un appartement, et a déjà séduit une de ses copines. De la sexualité, Meroua ignore tout. « Chez nous, on parle de ça que quand on va se marier. C’est là qu’on nous explique… la suite… », dit-elle.

Dédoublement

Dans l’appartement où Dilale vit depuis dix ans avec sa compagne, Meroua laisse traîner volontairement l’enveloppe de son test de grossesse Clearblue. Jalousie, drame. Il lui demande aussitôt d’avorter. Elle refuse. « Je ne suis pas une meurtrière », lui répond-elle. Il consent à l’accompagner à sa deuxième échographie, apprend que l’enfant est un garçon et décide alors de la présenter à sa mère. Ensemble, ils choisissent le prénom de leur fils, Ayden.

Pendant quelques mois, la jeune fille se dédouble. Auprès des siens, elle est cette aînée silencieuse, toujours vêtue de vêtements larges, qui fait ses devoirs et ses prières. Qui demande à une copine de lui garder ses clichés d’échographie, par crainte qu’ils ne soient découverts chez elle. Qui baisse la tête et se tait quand sa mère lui reproche de ne pas faire assez attention à sa ligne. Qui lui affirme que le lycée s’est trompé lorsque ses nombreuses absences sont signalées. Qui l’aide à ranger, à remplir, puis à porter tous les cartons du déménagement dans le nouvel appartement familial, enfin plus grand. Qui se tait, encore, face au médecin appelé un soir de ramadan, après qu’elle a fait un malaise.

Dans la journée, elle est une autre. Elle se rend aux rendez-vous chez la sage-femme et passe prendre le thé l’après-midi chez la mère de Dilale. Là, elle montre son ventre, le caresse quand il bouge, parle de sa grossesse, reçoit les conseils de la future grand-mère et des futures tantes de son bébé. Dilale ne vient jamais, il n’a pas rompu avec sa compagne, rien ne va plus entre Meroua et lui. Au trentenaire volage et colérique, petit dernier et deuxième garçon d’une fratrie de neuf, les femmes de sa famille trouvent des excuses. « Il est jeune ! », dit sa mère. Mais il changera quand son fils sera né, assure-t-elle à Meroua.

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Source : Le Monde – (Le 07 juillet 2023)

 

 

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