L’art perdu du papotage : « Quand les gens font la queue à la caisse, ils n’osent plus se parler »

L’omniprésence des écrans et des écouteurs marginalise le « small talk », ce bavardage où l’on parle de tout et de rien avec son voisin. Or ces échanges triviaux sont indispensables au bien-être de l’animal social que nous sommes.

L’époque – C’est un phénomène que racontent surtout les plus de 35 ans. Des coiffeuses se sont mises à coiffer des gens qui ne leur parlaient plus. Des contrôleurs de train traversent des voitures dans lesquelles chaque voyageur a les yeux rivés sur un écran. Des caissières voient passer des clients, le téléphone coincé dans le cou, en communication avec des interlocuteurs invisibles. Des médecins observent des salles d’attente dans lesquelles on continue à s’asseoir automatiquement aux deux bouts, mais personne ne brise plus la glace. C’est la fin du bavardage. Pas des grands débats, mais du small talk comme on dit en anglais, « de la pluie et du beau temps » en version française, pour parler de ces petits échanges qui n’ont pourtant généralement pas grand-chose à voir avec la météo.

« Autrefois, il arrivait qu’on s’excuse auprès de son voisin de train quand, après avoir discuté, on sortait un livre. Comme si le mode par défaut était d’échanger. A présent, le mode par défaut, c’est d’être plongé dans son téléphone et de s’excuser si on doit lui adresser la parole », explique Diouldé Chartier, dont l’agence D’Cap Research a conduit plusieurs études en observation des comportements des usagers de la SNCF.

Ancien journaliste à l’origine de l’association La République des hyper voisins, Patrick Bernard voit là l’effet de la sacralisation du privé : « L’individu est devenu supérieur au collectif. On dit ma propriété privée, ma vie privée… Avant, tu disais bonjour à tout le monde ; dans une salle d’attente, en entrant dans un café… A présent, le silence est devenu la marque du respect. La conversation s’est fait expulser par les nouvelles attentes du savoir-vivre. Dire bonjour à quelqu’un qu’on ne connaît pas, ce n’est pas une violation de domicile, mais presque. »

Or le bonjour, à l’écouter, c’est le plus petit dénominateur commun de la convivialité. Des « bonjour », il y en avait d’ailleurs plein, imprimés de toutes les couleurs sur des petits bouts de papier, le 18 septembre 2022, sur l’immense table qui courait le long de la rue de l’Aude, dans le 14arrondissement de Paris. Mille couverts attendaient les voisins prêts à venir y partager leur déjeuner : avec les commandes groupées à des producteurs, des projections et des débats, le repas partagé fait partie des initiatives de La République des hyper voisins pour dynamiser le lien social dans le quartier.

Les riverains se retrouvent et s’installent en petits groupes de gens qui se connaissent, séparés les uns des autres jusqu’à ce que d’autres viennent combler les places vides. S’asseoir collé à quelqu’un qu’on ne connaît pas a tout d’une aventure. La conversation démarre généralement en proposant de la salade ou de la quiche apportée. Et l’antique mécanique de « la pluie et du beau temps » se remet à grincer, comme autant de rouages qui se dégrippent…

 

Peur de l’incertitude

 

« Quand les gens font la queue à la caisse, si je ne parle pas, les gens n’osent pas se parler entre eux, note Annie Larregneste, de la station-service Avia de Fleurance, dans le Gers. Ils restent tous à regarder leur écran… » Elle trouve ça dommage, d’autant plus que dans une station-service, on croise tout le monde, des pauvres et des riches, des jeunes et des vieux. Ça leur ferait du bien de discuter.

Elle n’est pas la seule à regretter cette anémie du bavardage. Aux Etats-Unis, les chercheurs en psychologie Nicholas Epley (université de Chicago) et Juliana Schroeder (université de Californie) ont conduit toutes sortes d’études pour mesurer ce que l’on perdait là, au-delà de considérations atmosphériques hasardeuses (« Ça s’est rafraîchi, non ? ! »). Notamment dans les transports en commun de Chicago, dans le taxi entre l’aéroport et la ville, puis quelques années plus tard dans des trains de banlieue autour de Londres : ceux à qui on avait demandé de parler à un inconnu – ou à leur chauffeur de bus – avaient donné à leur voyage une note plus élevée que ceux qui ne l’avaient pas fait.

 

« Untitled », photographie extraite de la série « Year of the Ear » d’Alexander Coggin, 2021.

 

Reste une question. Si la vie est vraiment plus agréable en papotant avec des inconnus, pourquoi ne le fait-on pas ? Pourquoi choisir la place isolée dans un train quand on a la possibilité de s’asseoir à côté de quelqu’un ? Parce qu’on se connaît mal, avancent les mêmes chercheurs. Nicholas Epley parle d’un comportement « under social », « sous-social », à propos de la façon dont on sous-utilise les liens qu’on pourrait avoir avec les autres.

Quand, dans les mêmes expériences, on demande aux participants de prédire leur sentiment à la fin du voyage, ils sous-estiment le fait qu’ils auront apprécié de discuter avec d’autres personnes. « Ils sous-estiment non seulement le bonheur que ça leur apporte, mais aussi les informations qu’ils pourront en tirer », ajoute Stav Atir, une autre chercheuse américaine de l’université du Wisconsin à Madison à avoir conduit des expériences sur le sujet. Elle considère que notre réticence est peut-être liée à l’incertitude. Une conversation avec un proche, on sait exactement où elle va. Avec quelqu’un qu’on ne connaît pas, qui sait où ça nous mène ? « On envisage moins les bénéfices qu’il peut y avoir à ces échanges, et quand on croit qu’on a peu à en tirer, on est moins enclin à essayer », analyse Stav Atir.

Or, si l’on part du principe que ce sera plus agréable de ne pas échanger, on dispose de bien plus de moyens d’y échapper : écrans, casques… « Nos recherches suggèrent qu’un coût social potentiel des smartphones tient à ce qu’ils envoient un mauvais signal, l’idée qu’on n’est pas intéressé par la possibilité de parler à d’autres. Bien que de porter un casque ou de fixer un téléphone puisse être utilisé délibérément pour éviter des conversations, c’est aussi une activité qui peut, dans d’autres cas, amener des gens à sous-estimer l’intérêt que d’autres pourraient avoir à parler avec eux », écrivent, dans leur article publié en 2022 dans le Journal of Experimental Psychology, Juliana Schroeder, Nicholas Epley et Donald Lyons, également chercheur à l’université de Chicago.

 

« Avant, on disait bonjour »

 

Au Café Noisette, rue Delambre, dans le 14arrondissement, à Paris, Paul (qui n’a pas souhaité donner son nom), le gérant, décrit cette cliente vue la veille. « Elle s’assied là, en terrasse, et quand je viens prendre la commande, elle me fait signe que je la dérange, qu’elle est en réunion en visio. J’y retourne plus tard, pareil. Et tout à coup, elle tape au carreau pour me faire signe qu’elle est libre et que je dois venir prendre sa commande. » Paul a renoncé à la servir. « Avant, on disait bonjour, on parlait de tout et de rien… », soupire-t-il. De plus en plus, il est seul derrière le bar, au milieu d’une salle silencieuse de clients absorbés virtuellement ailleurs. Seuls ensemble, pour reprendre le titre d’un fameux ouvrage de l’anthropologue américaine Sherry Turkle (L’Echappée, 2015).

Le commerçant a observé une accélération de cette tendance avec le confinement : ceux qui s’installent seuls au café arrivent souvent avec une partie de ce qu’ils étaient en train de faire à la maison, un épisode de série Netflix à finir, un e-mail à envoyer. Depuis que le télétravail est devenu de plus en plus courant, observe-t-il encore, n’importe quel client est susceptible d’être en train de travailler, donc il a toujours peur de déranger.

C’est ce qui explique qu’au Cyber Cube, un cybercafé un peu plus loin, rue d’Odessa, quand ont été accrochées des affichettes « Téléphoner nuit gravement à l’ambiance », en guise d’ambiance on a eu un silence absolu.

 

Dans The Power of Strangers : The Benefits of Connecting in a Suspicious World (« le pouvoir des étrangers : les bienfaits de l’échange dans un monde méfiant », 2022, non traduit), le journaliste new-yorkais Joe Keohane suggère que cette solitude pourrait être la conséquence de l’inflation de gens autour de nous. Dans les métropoles, on serait obligés de limiter les échanges pour réussir à vivre avec autant de monde.

 

 

 

 

 

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Source : L’époque Le Monde

 

 

 

 

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