Depuis le XIXᵉ siècle, l’immigré en « bouc émissaire des crises franco-françaises »

Le Monde  EnquêteDepuis les années 1870 et la première arrivée massive de travailleurs étrangers – des Européens –, la figure de l’immigré reste un repoussoir, notamment dans les périodes de crise où « les identités collectives vacillent ».

On l’appelait « le barbare », « le métèque », « le Rital » ou « le bicot » ; on l’appelle aujourd’hui le sans-papiers, le « fraudeur » de l’asile ou la « racaille » de banlieue. Depuis que la France a ouvert ses portes à l’immigration, à la fin du XIXe siècle, l’« autre », qu’il s’agisse d’un nouveau venu ou d’un descendant de migrants, revêt nombre de visages – mais tous, ou presque, sont négatifs. Les Italiens de 1880, les Polonais de 1930, les Algériens de 1960 ou les Maliens de 2020 sont souvent accusés de constituer une menace pour la cohésion sociale, une concurrence sur le marché du travail, voire un péril pour la patrie.

Depuis les premières grandes vagues d’immigration de la IIIe République, les travailleurs nés au-delà des frontières de l’Hexagone sont, en effet, considérés comme des « trouble-fêtes identitaires et culturels », selon l’expression des chercheuses Hélène Bertheleu et Catherine Wihtol de Wenden. Dans les discours politiques, les ouvrages savants, les articles de presse ou les romans populaires, ces « déracinés », écrit l’historien Gérard Noiriel dans Le Creuset français (Le Seuil, 1988), sont souvent victimes des regards inquiets, moqueurs, condescendants, voire hostiles de ceux qui, du fait de leur naissance, ont « les normes pour eux ».

Leurs histoires et leurs nationalités ne comptent guère : les préjugés sur les mineurs belges de la fin du XIXe siècle ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux qui visaient les ouvriers algériens des « trente glorieuses » ou les jeunes de banlieue d’aujourd’hui. « Depuis 1870, on observe une grande permanence des stéréotypes, constate Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche émérite au CNRS et enseignante au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po. On faisait aux Italiens des années 1880 et aux Polonais des années 1930 les mêmes reproches que ceux que l’on adresse aujourd’hui aux Arabes : ils vivent entre eux, ils sont violents, ils ont une pratique religieuse obscurantiste qui menace la laïcité à la française. »

Imaginaire de la distinction

Comment se fabrique cette figure de l’autre ? Pourquoi la France a-t-elle, depuis la fin du XIXe siècle, construit des frontières qui la séparent, non du visiteur de passage à qui elle offre l’hospitalité, mais de l’étranger qui « prétend s’installer et devenir de la sorte un proche », comme l’écrit l’historien Laurent Dornel. Comment s’est constitué cet imaginaire fondé sur la distinction, voire la hiérarchie, entre « eux » et « nous » ? Nées dans le sillage des premières vagues d’immigration, au début de la IIIe République, ces représentations sociales ont été façonnées, au fil des décennies, par les soubresauts de l’histoire – et par les crises.

 

Dans Le Creuset français, Gérard Noiriel montre ainsi que le rejet de l’étranger atteint son acmé lors des ralentissements économiques qui engendrent d’« intenses » bouleversements sociaux – les années 1880, les années 1930, les années 1980. « Parce que la récession crée une concurrence accrue sur le marché du travail, elle engendre une forte hostilité envers les étrangers, souligne Laurent Dornel, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Pau et des Pays de l’Adour. Mais ce phénomène n’explique pas tout : une puissante xénophobie anime souvent des milieux qui ne sont pas directement menacés par le chômage. »

Plus que la récession, c’est le sentiment de l’affaiblissement de l’unité nationale qui nourrit la défiance envers les travailleurs venus d’ailleurs. Quand les institutions paraissent fragiles, quand la cohésion sociale semble se fissurer, ces immigrés auxquels personne ne prêtait attention quelques années auparavant se retrouvent en position d’accusés. « Les crises identitaires nourrissent des stéréotypes très négatifs », constate Catherine Wihtol de Wenden. Les étrangers servent alors d’« exutoire au profond sentiment d’incertitude sur l’avenir », écrit l’historien Yves Lequin, dans La Mosaïque France (Larousse, 1988).

La « fonction miroir »

Dans ces moments de doute, la figure repoussoir du « eux » permet, par contraste, de consolider les contours du « nous », analyse Catherine Wihtol de Wenden. « Lorsque les identités collectives vacillent, le “nous” se replie dans la fabrication artificielle de racines dont il exclut les étrangers », explique l’autrice de Figures de l’autre. Perceptions du migrant en France – 1870-2022 (CNRS Editions, 2022). C’est la « fonction miroir » de l’immigration, ajoute Patrick Simon, chercheur à l’Institut national d’études démographiques : « Les étrangers deviennent les boucs émissaires des crises franco-françaises – et ce, depuis la fin du XIXe siècle. »

 

La figure de l’immigré, ce travailleur né à l’étranger, émerge, en effet, au tout début de la IIIRépublique. « Au XVIIIe et dans la première moitié du XIXe siècle, l’Hexagone accueille bien sûr des étrangers – le recensement de 1851 en mentionne 380 000 –, mais ils sont essentiellement issus des élites européennes, observe Laurent Dornel, auteur de La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914) (Hachette Littératures, 2004). Ce ne sont pas des travailleurs de l’industrie, mais des officiers polonais, des artisans anglais ou des investisseurs suisses. »

 

A partir des années 1880, l’arrivée massive de travailleurs étrangers – la France est la troisième destination des émigrants européens après les Etats-Unis et l’Argentine – change radicalement la donne. La langue en porte la trace : le mot « immigré » apparaît pour la première fois en 1876, dans le supplément du Littré. Dans un monde où les hommes franchissent les frontières « avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich », écrit Stefan Zweig dans Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen (1942), de nombreux travailleurs issus des pays voisins tentent leur chance dans l’Hexagone : en 1881, la France compte près de 500 000 Belges, plus de 200 000 Italiens et des dizaines de milliers d’Allemands, de Suisses ou d’Espagnols.

Chasse à l’homme

 

Parce que la dénatalité a transformé le pays en un « sucre qui fond », selon le mot d’un parlementaire, ce million d’étrangers constitue, au tournant du siècle, une force de travail bienvenue pour l’industrialisation du pays. Ils doivent cependant affronter une très forte hostilité. « Les Italiens passent pour des voleurs, des violeurs et, surtout, des bigots traditionalistes – même si leur religion, le catholicisme, est la même que celle de la majorité des Français, souligne Yvan Gastaut, maître de conférences à l’université Côte d’Azur. Au tournant du siècle, les poussées de fièvre xénophobes sont très fréquentes. »

De 1870 à 1914, l’historien Laurent Dornel recense 230 affrontements entre Français et étrangers – des rixes, des chasses à l’homme, des attaques de magasins tenus par des étrangers. La violence, notamment contre les Italiens, ces « sauterelles sales, tristes et loqueteuses », selon le journal La Patrie en 1896, atteint son paroxysme à la fin du XIXe siècle : trois d’entre eux perdent la vie, en 1881, lors de manifestations xénophobes connues sous le nom de « vêpres marseillaises », et des dizaines sont tués ou blessés en 1893, lors du massacre d’Aigues-Mortes, dont les auteurs, malgré des preuves accablantes, sont acquittés par la cour d’assises.

 

Dans les bassins miniers du Nord ou les usines de Lorraine, les ouvriers français s’en prennent brutalement aux Belges. En 1892, un délégué des mineurs de Lens (Pas-de-Calais) raconte ainsi, dans Le Temps, les expéditions punitives menées contre ces travailleurs nés de l’autre côté de la frontière. « On a cassé les carreaux des Belges, on leur a jeté de la boue, abîmé leurs portes, et puis, quand la police est arrivée et qu’on a condamné les amis à des deux, trois mois, les petits galibots [garçons employés par les mines] ont pris leurs places. Ils allumaient des bottes de foin sous leurs fenêtres ébréchées, ils enfumaient les Belges comme des lapins. »

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Source : Le Monde (Le 03 février 2023)

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