Il faut aimer ses angoisses

Quiconque ne ressent aucun effroi devant l'infinie complexité de l'existence terrestre est soit un idiot, soit un monstre.

Slate  – Au rythme où vont les choses, dans cette anxiété généralisée qui semble gagner la planète tout entière, j’ai l’impression que tôt ou tard tout individu normalement constitué passera la moitié de son existence à papoter avec son psychiatre. L’angoisse est devenue tendance, la dépression, un mal à la mode, la santé mentale, une cause nationale.

 

Jamais on ne s’est autant soucié de son bien-être, de ses souffrances intérieures, de ses failles et de ses peurs; un mal de vivre qui a gagné toutes les couches de la population. Pour un angoissé de naissance comme moi, un angoissé XXL, c’est une chose assez étrange à découvrir. Je me croyais seul, je me découvre un parmi des millions. «Je souffre donc je suis» semble être le credo de l’époque.

Bientôt lors de réunions mondaines, on s’échangera l’adresse de notre psy préféré comme jadis celle de notre chiropracteur. Hier on souffrait du dos, aujourd’hui c’est de notre âme dont on s’inquiète. Dans les journaux, on dressera le tableau comparatif des anxiolytiques, des antidépresseurs, de toute la pharmacopée qui rend la vie supportable. Nos angoisses respectives deviendront le centre de toute conversation et chacun ira de son couplet à propos de ses terreurs nocturnes, de ses crises de panique, de nos névroses en tout genre.

Quoi de surprenant? L’angoisse est consubstantielle à l’idée même de vivre. Allons même plus loin: une personne qui devant le spectacle du monde, des mystères de l’univers, de l’infinie complexité de l’existence terrestre, n’est pas saisie de vertige est soit un idiot soit un monstre. La vie dans toute sa démesure métaphysique appelle l’angoisse, elle la constitue même, elle définit l’essence de qui nous sommes vraiment –des naufragés, des perdants plus ou moins magnifiques.

Il faut aimer ses angoisses, il faut même les chérir. Elles sont l’oxygène de l’esprit, la preuve que notre cerveau fonctionne à peu près normalement. Il n’y a rien de normal dans le fait d’exister, d’être le fruit de la rencontre inopinée entre un spermatozoïde et un ovule. Toute personne qui prend la peine de réfléchir aux circonstances de sa naissance, à la singularité de l’existence, au scandale de sa mort à venir, à l’infini des galaxies, aux tragédies endurées par l’espèce humaine depuis la nuit des temps, à l’énigme de l’origine de la vie sur Terre, à l’irréductible étrangeté de sa pensée, de sa conscience, ne peut qu’être saisie d’effroi.

Dire que la vie n’est que souffrance n’a rien de tragique en soi. Bien au contraire. C’est la souffrance, l’angoisse, le questionnement infini qui rend la vie si exaltante à vivre. Sans cette quête de sens qui toujours nous échappera, sans cet éveil de la conscience confrontée à un monde inconnu et terrifiant, sans cette perpétuelle remise en question, sans ces peurs surgies du plus profond de nos êtres, la vie serait d’un ennui mortel, un dimanche morne et pluvieux destiné à se répéter jour après jour.

S’angoisser, c’est avant tout s’étonner. S’étonner de tout. Du ciel qui nous coiffe. De la vie dans toutes ses déclinaisons infinies, du rêve et de son interprétation jusqu’à l’existence du plus petit des insectes. De soi-même et de son rapport aux autres, au monde. De la mécanique du temps. De Dieu et de son absence. De l’essence de toutes choses. De la mort et du néant. De sa propre disparition et de sa signification. De tout ce qui participe au mouvement de la vie.

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Laurent Sagalovitsch

 

 

 

 

 

Source : Slate (France)

 

 

 

 

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