L’universalité de la langue arabe selon eL Seed

L’artiste franco-tunisien eL Seed transfigure par la calligraphie arabe des textes profondément enracinés dans les cultures locales, de Rio de Janeiro à la Corée du Sud, de Toronto au Népal.

Le Monde  – Rodrigo Diaz de Vivar (1043-1099) fut un des grands chefs de guerre de l’Espagne de la Reconquista, servant les rois catholiques comme des souverains musulmans, avant d’établir son propre fief à Valence. Sa bravoure et son charisme étaient si réputés qu’il fut surnommé « el Cid », la forme hispanisée de « seigneur » en arabe. Sa geste inspira, entre autres, à Corneille, en 1636, sa tragi-comédie Le Cid, avant que Charlton Heston lui prête ses traits, en 1961, dans un film d’Anthony Mann.

A la toute fin du siècle dernier, le jeune Faouzi Khlifi, né en 1981 au Chesnay (Yvelines), est tellement impressionné par la pièce de Corneille qu’il décide de prendre pour nom d’artiste « eL Seed ». Il approfondit alors sa maîtrise de la langue arabe, lui, le fils d’un ouvrier venu travailler chez Renault à Boulogne-Billancourt depuis l’oasis tunisienne de Gabès.

La calligraphie devient sa passion, en parallèle de ses études à l’Essec, dont il sort diplômé pour aller, en 2006, travailler à New York, puis à Montréal. Son job de consultant, fort bien payé, le laisse pourtant insatisfait, au point de devenir eL Seed à plein temps et de développer un style de calligraphie monumentale désormais reconnaissable entre tous.

« L’amour est le miracle des civilisations »

En 2012, eL Seed s’empare des 57 mètres de béton gris du minaret de la mosquée de Jara, à Gabès. Il y calligraphie cette citation du Coran qui célèbre la diversité par l’échange : « O vous les hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez entre vous ». Peu après, il se lance dans un véritable road-trip en Tunisie profonde, peignant une vingtaine de murs du nord au sud du pays. A partir de ces « murs perdus », dont il tire son premier livre, il espère « convaincre les gens de revenir en Tunisie pour y découvrir un patrimoine à la fois présent et perdu ».

En 2013, il intervient, avec d’autres artistes, sur la Tour Paris 13, avant de réaliser, l’année suivante, une fresque monumentale sur une des façades de l’Institut du monde arabe (IMA). Il choisit d’y transfigurer en calligraphie arabe une citation de Stendhal : « L’amour est le miracle des civilisations. »

Ce n’est pas la première fois qu’eL Seed illustre l’universalité de la langue arabe en transposant un texte qui résonne profondément dans la culture locale. En 2012, il avait peint sur le mur d’un des townships du Cap cette citation de Nelson Mandela : « Cela paraît toujours impossible jusqu’à ce que ce soit fait ». A un habitant qui lui demande pourquoi il n’a pas tagué cette phrase en anglais, eL Seed répond qu’il aurait alors mieux valu la transcrire en zoulou.

En 2014, il recouvre un toit d’une des favelas de Rio de Janeiro avec la calligraphie arabe de ce poème de Gabriela Torres Barbosa : « Vous avez oublié d’aimer votre peuple, d’aimer votre pays, le pays des pauvres, le pays des Noirs. » En 2016, il intervient sur une cinquantaine d’immeubles d’un quartier chrétien du Caire, donnant à voir, depuis les hauteurs de la capitale, une maxime de Saint-Athanase, un des pères de l’Eglise copte, lui-même de langue grecque : « Si quelqu’un veut voir la lumière du soleil, il faut qu’il se frotte les yeux. »

 

En 2017, c’est un mur d’un quartier déshérité de Philadelphie qu’il recouvre de son interprétation de cette phrase écrite, un siècle plus tôt, par le militant afro-américain W. E. B. Du Bois : « Je crois que tous les hommes, noirs ou bruns ou blancs, sont frères, et semblables dans leur âme et la possibilité d’un développement infini. » Il crée pour la Biennale de Lyon une installation de 120 mètres de long où, sur les rives de la Saône, il reprend en arabe les mots de l’historien Fernand Braudel : « Le destin de Lyon n’est pas plus simple que celui du fleuve. »

Un miroir arabe entre les deux Corées

Toujours en 2017, eL Seed est invité par un musée sud-coréen à intervenir dans la zone démilitarisée (DMZ) qui sépare le pays de la Corée du Nord. Le projet initial de pont de calligraphie se heurtant aux contraintes de sécurité, le plasticien installe une quarantaine de panneaux en aluminium sur le versant sud-coréen de la DMZ, mais avec un effet miroir où les Nord-Coréens peuvent se refléter. Il transfigure un poème de Kim So-wol, décédé en 1934, deux décennies avant la partition : « Tu peux te souvenir, incapable d’oublier, et vivre encore toute une vie, à te souvenir ou à oublier ». L’année suivante, c’est au cœur de Toronto qu’il célèbre le multiculturalisme de la métropole canadienne en édifiant les Miroirs de Babel dont les graphies arabes reprennent les vers de la poétesse mohawk Pauline Johnson Tekahionwake, disparue en 1913.

 

Cette itinérance planétaire du plasticien est naturellement suspendue durant la pandémie. Mais, dès 2021, eL Seed séjourne dans un village népalais, très touché par le tremblement de terre de 2015, pour travailler avec les paysannes locales à une fresque arabe couvrant 170 mètres de toits. Intitulée Comme elle, l’œuvre reprend un poème de Yogmaya Neupane, pionnière du féminisme népalais, morte en 1941 : « Il n’y a rien entre nous, rien du tout. Tes yeux ont des larmes, comme les miens. »

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Source : Le Monde

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