« L’assaut contre le Capitole n’était qu’un test, une répétition »

Les représentants du Parti républicain se comportent collectivement comme « des insurgés ayant fait intrusion dans le système politique » des Etats-Unis, estime, dans un entretien au « Monde », Norman Ornstein, observateur de la vie parlementaire américaine.

 Le Monde  – Norman Ornstein est chercheur émérite au think tank conservateur American Enterprise Institute (Washington, DC). Politiste, il consacre ses travaux à l’étude du Congrès et figure parmi les plus fins observateurs de la vie parlementaire des Etats-Unis. Il a commencé sa carrière au moment du scandale Watergate qui a entraîné à la démission du président Nixon, en 1974. Il est notamment l’auteur avec Thomas E. Mann de It’s Even Worse Than It Looks (« ça va encore plus mal qu’on ne le croit », Basic Books, 2012, non traduit).

Une commission d’enquête à la Chambre des représentants mène des auditions pour établir la responsabilité de Donald Trump le jour de l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021. Quel regard portez-vous sur ses travaux ?

Pour bien comprendre où nous en sommes, il faut revenir en arrière. Immédiatement après le 6 janvier, le leader républicain à la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, a déclaré qu’il était horrifié par ces événements et qu’il fallait une enquête rigoureuse et transpartisane. Un accord préliminaire a été trouvé pour la création d’une commission aux pouvoirs étendus, réunissant des représentants et des sénateurs. Mais les républicains du Sénat ont décidé de s’y opposer. A vrai dire, le parti a rapidement rejeté tout projet d’enquête. Si bien que la majorité démocrate à la Chambre des représentants a mis sur pied la commission qui existe aujourd’hui sans l’appui des républicains, à l’exception de deux d’entre eux, Liz Cheney et Adam Kinzinger, qui font preuve d’un grand courage. En dépit du lourd climat qui pèse au Congrès, la Commission parvient à faire un travail exceptionnel.

« On peut s’attendre à ce qu’après la présidentielle de 2024 il y ait une nouvelle tentative de la droite radicale de se saisir du pouvoir par des moyens illégaux »

Pour être honnête, la plupart des commissions parlementaires relèvent d’un théâtre décousu. Des procédures sont employées de part et d’autre pour marquer des points ou jouer la montre. A l’intérieur d’un même parti, la cohérence manque même souvent pour interroger au mieux les personnes citées à comparaître.

Cette fois-ci, nous assistons à tout autre chose, la commission fait preuve d’une formidable discipline. Chaque journée est mise en scène avec rigueur et efficacité de façon que chacun puisse suivre ce qui se passe. Et déjà, alors que la commission est loin d’avoir fini ses travaux, les preuves apportées sont dévastatrices.

Quelles sont à vos yeux les principales révélations ?

Le témoignage de Cassidy Hutchinson, qui était l’assistante du chef de cabinet de la Maison Blanche, était stupéfiant, illustrant à quel point Trump est un personnage dérangé. L’ancien président était prêt à faire enlever les détecteurs de métaux aux abords de l’endroit où il prononçait son discours afin que ses partisans puissent ensuite avoir des armes au moment de se rendre au Capitole. Trump était également prêt à se rendre lui-même au Capitole pour mener la foule et s’assurer d’obtenir un second mandat par l’intimidation.

 

Cette jeune femme est une extraordinaire patriote et un témoin des plus crédibles. Certains des faits qu’elle rapporte étaient connus. Mais leurs contours apparaissent grâce à elle de manière plus précise, elle confirme notamment que Mark Meadows, qui était alors chef de cabinet, et Rudy Giuliani, avocat de Trump, ont tout les deux demandé une grâce à titre préventif au président, signe qu’ils avaient mauvaise conscience. Les Etats-Unis sont passés à deux doigts du coup d’Etat.

Il est maintenant clair que la manifestation n’avait rien de spontané, elle a été planifiée. Nous savons que Donald Trump a préparé ces événements des mois à l’avance en répétant que seule la triche pourrait expliquer sa défaite. La participation de parlementaires a aussi été établie. L’un d’entre eux a nié avoir organisé une visite du Capitole dans les jours qui ont précédé l’assaut. Des vidéos le montrent pourtant dans l’enceinte du Congrès avec des gens, faisant visiblement du repérage, qui ont participé par la suite à l’insurrection. Nous savons aussi que Donald Trump a appelé le secrétaire d’Etat de Géorgie, Brad Raffensperger, pour l’intimider et tenter de lui arracher des résultats favorables à sa réélection, en contradiction avec la réalité. Nous savons qu’il a voulu installer des sycophantes au ministère de la justice, prêts à instiller le doute sur la sincérité du scrutin.

Nous savons enfin que Trump n’aurait pas été mécontent si la foule avait pendu son vice-président Mike Pence, coupable à ses yeux d’avoir certifié les résultats de l’élection présidentielle. Toutes ces choses ont aujourd’hui été démontrées, mais nous ne savons pas encore quel impact elles auront sur l’opinion publique, si les Américains verront les événements du 6 janvier pour ce qu’ils sont, une attaque sans précédent contre la démocratie.

A ce sujet justement, dans quelle mesure ces auditions peuvent-elles peser sur les élections de mi-mandat de novembre ?

Il est très difficile d’avoir une appréciation de l’impact éventuel des auditions. Les élections se déroulent dans plusieurs mois. De plus, l’enquête porte sur des faits qui se sont produits il y a dix-huit mois. En outre, les élections de mi-mandat suivent un schéma bien établi, comme nous l’a montré l’histoire. Ce premier vote après l’élection présidentielle est généralement défavorable au parti qui contrôle la Maison Blanche et le Congrès, comme c’est aujourd’hui le cas pour les démocrates. Enfin, Joe Biden est pénalisé par une inflation galopante et une économie fragilisée.

Cependant, la Cour suprême a rendu une série de décisions radicales, contre le droit à l’avortement, pour le port d’arme, la prière à l’école, qui vont à contresens de l’opinion et qui pourraient mobiliser les électeurs contre le camp conservateur.

Les révélations faites par la commission sur le 6 janvier passeront sans doute au second plan, et pourtant une prise de conscience est nécessaire : cet assaut contre le Capitole n’était qu’un test, une répétition. On peut s’attendre à ce qu’après la présidentielle de 2024 il y ait une nouvelle tentative de la droite radicale de se saisir du pouvoir par des moyens illégaux. En novembre, le vote ne sert pas seulement à renouveler le Congrès, il a aussi une dimension locale. Dans plusieurs Etats, des mandats de gouverneurs ou d’officiels directement responsables des élections sont remis en jeu. Or, plusieurs candidats républicains dans des Etats pivots nient que Joe Biden a gagné en 2020. S’ils sont élus, ils feront tout en leur pouvoir pour subvertir la prochaine course à la Maison Blanche, notamment en empêchant la certification des résultats.

Dans le scandale du Watergate, il y a cinquante ans, l’enquête avait démontré que le président Richard Nixon avait directement pris part au complot visant à espionner ses adversaires et qu’il avait cherché à étouffer l’affaire. Quelles comparaisons peut-on faire entre hier et aujourd’hui ?

J’étais à Washington à l’époque. A différents moments, nous avons cru que l’ensemble du système démocratique allait s’effondrer, notamment quand Richard Nixon a refusé de mettre à disposition de la justice les enregistrements des conversations qui avaient eu lieu dans le bureau Ovale. Il a demandé au ministre de la justice, Elliot Richardson, de renvoyer le procureur indépendant chargé de l’affaire. Richardson a préféré démissionner. Son adjoint, William Ruckelshaus, en a fait autant. Ce n’est que le troisième homme qui a accepté de se plier à la volonté du président. Finalement, en 1974, après une décision unanime de la Cour suprême, Nixon a accepté de restituer ces bandes magnétiques. Il a quitté la Maison Blanche peu après.

 

Ces enregistrements ont joué un rôle-clé dans l’affaire. Au début, les républicains faisaient bloc derrière leur président, mais les auditions au Sénat ont été diffusées à la télévision à l’été 1973. Les Américains étaient rivés devant leur poste. Et un nombre substantiel d’élus républicains, y compris certaines des plus grandes figures du parti, ont changé de position, ce qui a permis tant à la Chambre qu’au Sénat de voter en faveur de la destitution de Nixon, qui a fini par démissionner. Il reste un personnage de sombre réputation, mais Trump a fait bien pire.

L’une des grandes différences avec le Watergate, c’est qu’à l’époque, les républicains ont fini par accepter la réalité des crimes du président. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, dites-vous. Comment en est-on arrivé à cette situation ?

Dans les années 1970, le Parti républicain était encore un parti conventionnel, respectant l’Etat de droit, les normes et les usages démocratiques. Mais il est peu à peu devenu sectaire, au point que ses représentants se comportent aujourd’hui collectivement comme des insurgés ayant fait intrusion dans notre système politique. Dans les travaux menés avec mon collègue Thomas E. Man, nous estimons que les choses commencent à changer en 1978, avec l’élection au Congrès de Newt Gingrich qui, dès son arrivée, adopte une stratégie d’intimidation. Il remet constamment en doute la légitimité des démocrates, les accuse de corruption. Son objectif est aussi d’empêcher toute collaboration entre les partis. Le pouvoir législatif aux Etats-Unis repose sur ce que l’on appelle le « regular order », des procédures et des traditions selon lesquelles lorsqu’un texte est introduit, il faut commencer par chercher un compromis avec l’opposition. Tout cela a été réduit en pièces. Newt Gingrich a réussi à faire élire à la Chambre et au Sénat des candidats républicains aussi radicaux que lui et il est devenu président de la Chambre des représentants en 1995.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Le parti républicain a adapté sa stratégie à la réalité démographique, sans changer son message de droite radicale. Sa base électorale s’effrite, le pays rajeunit, la population blanche pèse moins lourd, et les valeurs conservatrices sont en recul. Le parti a choisi d’employer diverses tactiques, comme restreindre l’accès des minorités au vote, afin de pouvoir s’accrocher au pouvoir, notamment dans les Etats ruraux. Le leader républicain au Sénat, Mitch McConnell, a bloqué la réforme du financement des campagnes électorales pour que les milliardaires puissent toujours dépenser sans compter. Il a aussi fait du contrôle des tribunaux fédéraux une priorité par la nomination de juges jeunes, de sorte que le Parti républicain reste au pouvoir, même lorsqu’il est minoritaire au Congrès ou qu’il a perdu la présidentielle.

Le 6 janvier 2021, des membres du Congrès auraient pu être tués. Le Capitole a été saccagé. Pourtant, la plupart des représentants républicains s’en lavent les mains, et 139 des 213 élus de droite à cette chambre ont voté contre la certification des résultats. Les plus modérés quittent la vie politique et sont remplacés par des candidats plus radicaux. Hors du Congrès, l’antenne texane du parti républicain a récemment adopté un programme terrifiant, qui agite la menace d’une sécession, projette de rendre tout avortement illégal, appelle à l’abrogation des lois sur la protection du droit de vote des minorités et contre les discriminations, pour une sortie de l’ONU et pour l’abolition de la Réserve fédérale…

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Marc-Olivier Bherer

Source : Le Monde 

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